C’est un cliché qui faillit valoir rupture. En mai 1981, le magazine Rolling Stone dévoile le portrait de Christo par la photographe Annie Leibovitz : au beau milieu d’une pelouse de Central Park, sagement posé debout, un corps humain emmailloté de blanc de la tête aux pieds telle une momie tout droit sortie du MET. Christo n’est pas encore l’homme du Pont-Neuf et du Reichstag, mais on le connaît déjà pour ses « empaquetages », qu’il pratique depuis la fin des années 1950. Le clin d’œil est évident, il est aussi un peu grotesque. Quant à l’article qu’accompagne la photo, il moque ouvertement les efforts de l’artiste bulgare pour convaincre les New-Yorkais de le laisser réaliser au cœur de la ville l’un de ses projets pharaoniques. Quand Christo avouera plus tard à Chernow, son biographe : « J’ai détesté cette photo », une voix insistera à ses côtés : « Et moi, je l’ai aimée ? » Lui : « Non, tu ne l’as pas du tout aimé. »

Cette voix, c’est Jeanne-Claude, sa compagne et complice depuis 1958 : « Tout est de ma faute. Si j’étais venue, je ne l’aurais jamais laissé l’empaqueter. Jamais ! Nous avons failli divorcer à cause de cette photo. J’étais furieuse qu’il n’ait pas eu les couilles de dire non. » C’est la première véritable querelle qu’on leur connaît, l’unique aussi. Mais elle donne une clef pour comprendre ce couple fusionnel : son besoin de contrôle.

Derrière chaque grand homme, dit-on, se cache une femme. Jeanne-Claude, elle, n’a nullement l’intention de rester cachée. Depuis 1961, ils travaillent ensemble ; chacun de leurs projets monumentaux a été pensé à deux. Il a pourtant fallu attendre 1994 pour que cela soit officialisé. Cette année-là, ils décident que toutes leurs œuvres passées, présentes et futures seront signées de leurs deux noms : « Christo et Jeanne-Claude », dans cet ordre, par antériorité dans le métier. « Nous sommes un, affirmait-elle. Christo, Jeanne-Claude, c’est un. » De fait, un détail biographique surprend : tous deux sont nés la même année, le même jour, le 13 juin 1935. « Vous oubliez aussi à la même heure ! » précisait-elle, avant d’ajouter que c’était sans importance. Sans importance peut-être, mais pas sans incidence dans la composition de la mythique « figure de l’artiste ».

1. D’Est en Ouest

L’histoire familiale de Christo Vladimirov Javacheff se confond avec les drames des Balkans : un grand-père maternel fusillé en 1913 par les Ottomans ; une grand-mère fuyant de Macédoine vers la Bulgarie ; une mère qui épouse en 1931 l’héritier d’une usine de produits chimiques dans une ville moyenne du centre du pays, réputée pour son industrie textile… Le jeune Christo naît et grandit là, à Gabrovo, où il développe à l’ombre des collines prébalkaniques un don précoce pour le dessin. La famille traverse la Seconde Guerre mondiale relativement à l’abri dans sa maison de campagne, où elle recueille amis et artistes. Mais, en septembre 1944, l’Armée rouge pénètre dans le pays, et avec elle le stalinisme. L’usine familiale est nationalisée en 1947, et bientôt le père, qui en avait conservé la direction, est accusé de sabotage, arrêté, condamné et emprisonné pour deux années…

Au milieu de ces bouleversements, Christo entre en 1953 aux Beaux-Arts de Sofia. Comme dans l’ensemble du bloc soviétique, la norme est alors le réalisme socialiste : l’art, subordonné à l’idéologie, doit « lutter pour la transformation des consciences » – et, pour l’heure, pour celle du paysage. Contre la promesse de points supplémentaires, les étudiants en art sont envoyés auprès des paysans dont les terres longent les voies ferrées de l’Orient Express. Leur mission ? Composer pour les voyageurs étrangers le décor le plus bucolique et prospère possible en disposant au mieux mottes de foin et tracteurs ou en couvrant les usines de grandes toiles peintes. Un ubuesque travail de propagande dans lequel Christo verra néanmoins l’origine de son goût pour les grands projets de plein air, en équipe. Mais le climat est étouffant, et en 1956 il disparaît discrètement à l’occasion d’un voyage en République tchèque. Prague, Vienne, Genève, Paris… Passé à l’Ouest, l’étudiant renvoie son passeport à l’ambassade bulgare. Apatride, il ne reverra plus jamais son pays natal.

2. La fille du général

Arrivé à Paris en 1958, Christo vit de petits boulots : plonge, lavage de voitures et peinture… Il débute alors une série de portraits alimentaires de style académique, propres à séduire  une clientèle chic, parmi laquelle Brigitte Bardot en 1963. Indice de l’estime dans laquelle il les tient, il les signe de son seul nom, Javacheff. Jacques Dessange, le grand coiffeur à la mode, le recommande à l

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