Avant le confinement, en France, seuls 3 % des salariés pratiquaient le télétravail. C’est moins que chez la plupart de nos voisins. Comment expliquer cette frilosité française ?

Elle est caractéristique de la nature du management français. Pour des raisons historiques, liées à la confrontation très marquée entre patronat et syndicats pendant les Trente Glorieuses. Ce rapport de force permanent a mené à l’idée que les salariés devaient être sous emprise, contrôlables. Et la meilleure façon de les contrôler est de les avoir à l’œil, en présentiel, grâce à une hiérarchie intermédiaire de proximité. La tradition sociale est différente en Grande-Bretagne ou en Allemagne, avec un rapport de confiance plus important entre employeurs et salariés. Le télétravail pouvait être vu comme un relâchement de ce contrôle, si prisé en France.

Quelle était la crainte des managers ? Une baisse de la productivité ?

Non, pas forcément. Les Français n’ont pas la réputation de travailler peu, mais de travailler comme bon leur semble, selon leurs valeurs professionnelles ou citoyennes. Dans son essai La Logique de l’honneur, Philippe d’Iribarne a ainsi montré que les Français ont le souci premier de l’honneur dans le travail : ils privilégient le travail bien fait, et non la rentabilité. D’où cette première méfiance : qu’un travail trop bien fait finisse par nuire à l’efficience de l’entreprise. Mais il y a aussi des managers qui redoutent que leurs employés fassent semblant de travailler s’ils ne les surveillent pas.

Du côté des travailleurs, y avait-il une demande de télétravail ?

Cette demande existait déjà, mais limitée dans le temps, à raison d’un ou deux jours par semaine. Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’envie de télétravail : la distance du domicile, la fatigue des trajets, mais aussi la volonté de s’affranchir d’une ambiance de travail minée par la modernisation managériale – règne des open spaces, concurrence accrue entre les salariés, objectifs et évaluations personnalisées. Cette dégradation de la qualité des relations humaines a pu nourrir chez les salariés le souhait de pouvoir pratiquer occasionnellement le télétravail, histoire de souffler un peu.

L’expérience du confinement change-t-elle notre appréhension du télétravail ?

Je crois qu’il faut se méfier des analyses sur la place prise par le télétravail et son appréciation en ces temps de confinement, et ne pas en déduire des généralités. Certains sondages, par exemple, montrent qu’une grande majorité de ceux qui ont dû télétravailler ces derniers mois affichent leur satisfaction et se disent prêts à poursuivre l’expérience. Mais le télétravail tel que nous venons de le connaître n’a rien d’une situation normale, pour au moins trois raisons. La première, c’est que ceux qui travaillent à distance se sentent aujourd’hui protégés d’un danger, et que le fait de rester chez soi est nécessairement bénéfique puisque le travail à l’extérieur est assimilé à une prise de risques. Évidemment qu’il vaut mieux en ce moment ne pas avoir à prendre la ligne 13 du métro parisien ! A contrario, beaucoup de gens témoignent de difficultés, notamment à concilier vie professionnelle et vie familiale : en plus de son travail, il faut faire la classe aux enfants, préparer à manger pour tout le monde, supporter le bruit et l’agitation du foyer… Mais, là aussi, ce n’est pas une situation normale de télétravail dont on devrait tirer des conclusions probantes ! Et enfin – troisième grande différence –, tout le monde ces derniers mois a été logé à la même enseigne. Au sein des entreprises, lors de réunions en visioconférence via Zoom ou Skype, chacun était chez soi, avec une égalité de situation qui ne correspond pas au format habituel. Aucun risque d’être marginalisé parce que vous êtes chez vous. Pour saisir les enjeux du télétravail, il ne faut pas tirer de leçons de l’expérience actuelle, très exceptionnelle, mais revenir au ressenti de ceux qui le pratiquaient avant le confinement.

Pour ceux qui le pratiquent, le télétravail est-il un gage d’autonomie ?

Tout dépend ce qu’on appelle autonomie. Du point de vue de l’organisation du temps ou de l’environnement de travail, oui, c’est évident. Mais la nature même du travail, elle, ne change pas, il reste le même, encadré par des procédures qui sont imposées à chacun des salariés, guidés par des objectifs et contrôlés par le biais des outils informatiques.

Quels sont les points négatifs du télétravail à vos yeux ?

Une part de ceux qui ont connu le télétravail ces dernières semaines parle d’épuisement, voire de burn-out. Mais si vous n’êtes pas dérangés constamment, si vous n’avez pas à faire plusieurs journées en une, il n’y a pas de raison que ce soit plus éprouvant que si vous étiez à votre poste dans les locaux de l’entreprise. Même chose pour l’envahissement par les SMS ou les e-mails : vous disposez normalement d’un droit à la déconnexion, encadré par la loi. Il n’y a donc normalement pas plus de risques de faire un burn-out chez soi qu’au bureau. En revanche, le vrai risque du télétravail, c’est l’isolement social, a fortiori s’il est pratiqué plus de deux jours par semaine. Il peut mener à un sentiment d’abandon, de manque d’émulation, mais aussi de déréalisation : à force d’être seul face à son ordinateur et à des objectifs transmis par logiciel, on peut finir par perdre de vue la finalité de son travail, la réalité de sa contribution à un programme collectif. Le travail, avec son lot de contraintes, d’efforts, de fatigue, n’est satisfaisant que lorsqu’on sait à quoi on sert, lorsque l’on sent que l’oncontribue par son travail à la pérennisation de la société, au service du bien commun. On travaille pour les autres, avec les autres. Et c’est dans la perception d’un destin commun, collectif, qu’on peut supporter la difficulté. On a besoin de partager le qui, le pourquoi, même le comment, en échangeant des questions, des conseils. Tout ceci demande la présence de l’autre. Et si ce cordon ombilical disparaît, vous pouvez être gagné par un sentiment de déréalisation, d’effacement derrière une forme de virtualité qui ôte tout sens.

Les outils numériques à notre disposition ne peuvent-ils pas combler ce besoin de sociabilité ?

Une réunion en présentiel n’a rien à voir avec une réunion par Zoom. La nature de la prise de parole n’est pas la même : vous avez souvent l’impression de parler dans le vide, sans percevoir la réaction à vos paroles, les expressions, les regards, les changements de comportement. Vous ne pouvez pas utiliser l’interaction pour relativiser ou mieux situer ce qui est dit et échangé. Et le formalisme des réunions virtuelles, où chacun parle à tour de rôle comme dans une bulle, peut être pénalisant. Des études ont déjà montré que ces réunions débouchent sur moins d’innovation, de créativité, et qu’il vaut mieux faire confiance au présentiel pour stimuler l’intelligence collective, l’échange d’idées, la macération des jus de crâne.

L’extension possible du télétravail, à l’avenir, doit-elle s’accompagner d’une nouvelle forme de management ?

Il faut repenser le management, indépendamment même de la question du télétravail. On ne peut pas sortir de cette séquence de deux mois en repartant à zéro, en oubliant où on en était avant le confinement. De quoi parlait-on à ce moment-là ? Du procès France Telecom, du mal-être au travail, des addictions aux substances illicites pour tenir au travail, bref des conséquences délétères d’un management très dur, qu’on cherchait à compenser par des chief happiness officers – des « responsables du bonheur », censés aider les salariés à supporter tout cela. Quelle place pour le télétravail dans ce monde-là ? Si les missions restent non négociables, si les moyens et les délais restent arbitraires, si la concurrence et les procédures excessives perdurent, alors le télétravail ne sera pas une solution miracle. C’est la nature des relations entre salariés et direction, du lien de subordination, qu’il faut repenser pour atténuer le mal-être au travail. Sinon, il y aura toujours cette tension pour pouvoir y échapper. Et il y a plusieurs façons d’y échapper. On sait désormais que la fuite du salariat et de ses contraintes par l’autoentrepreneuriat mène à l’uberisation et à la précarité. Mais la fuite par le télétravail ne peut pas suffire non plus. Les vraies leçons de la pandémie, ce sont les dégâts des logiques gestionnaires et comptables sur le plan social et environnemental.

L’extension du télétravail peut-elle représenter une opportunité pour construire une société plus inclusive, en ramenant à l’emploi des personnes éloignées de la sphère du travail ?

Ce serait un échec de penser que ce serait le bon moyen d’employer des personnes handicapées, par exemple. Il vaudrait mieux leur donner les moyens d’avoir une place dans l’entreprise, de les faire bénéficier de la dimension socialisatrice du travail ! Le télétravail, lorsqu’il est choisi, peut convenir à des individus capables de s’épanouir dans la solitude, dans l’éloignement, comme ces jeunes qui souhaitent s’installer à la campagne et faire pousser leurs légumes en travaillant à distance quelques heures par jour. Mais, pour la grande majorité de la population, le risque est grand d’une forme d’atomisation, d’une coupure avec le reste de la société. C’est tenable si vous passez un ou deux jours par semaine en télétravail. C’est plus compliqué si vous êtes davantage éloigné du reste de vos collègues et si vous ne partagez plus grand-chose avec eux, si vous n’êtes plus une personne au sein de l’entreprise, mais un simple pion chargé de remplir des tâches.

Les Français passent environ une heure chaque jour à faire les trajets entre leur domicile et leur lieu de travail. Que faire de ce temps gagné pour les télétravailleurs ?

Le temps n’est pas neutre. Si votre travail est passionnant et vous permet de vous réaliser, vous aurez à la fin de l’énergie et de la confiance, et cette heure gagnée pourra être occupée de façon agréable. En revanche, si votre travail est privé de sens, contraignant ou frustrant, vous n’en sortirez pas dans le même état d’esprit. Il y a quelques années, je menais une enquête auprès de chômeurs, et ceux-ci me disaient : « Nous n’avons pas de temps libre, mais un temps vide. » Le temps libre est réservé à ceux que leur activité épanouit. Pour les autres, dont les tâches sont abstraites, ou éprouvantes, le temps libéré grâce au télétravail ne pourra être qu’un temps vide. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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