Éric Zemmour, Philippe de Villiers et Patrick Buisson n’ont pas attendu qu’Emmanuel Macron y célèbre son score du premier tour de l’élection présidentielle pour faire de La Rotonde leur lieu de rendez-vous privilégié. Ils déjeunent tous les mois dans la fameuse brasserie du boulevard Montparnasse, à Paris, pour parler histoire et politique. Le succès des idées de Marine Le Pen et du Front national leur doit beaucoup : ils sont les principaux inspirateurs de la pensée identitaire réactionnaire, que l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy nomme la droite « hors les murs ». Malgré leurs différences et les jalousies qui émaillent leurs relations, liées notamment aux chiffres de vente de leurs livres – plus de 500 000 exemplaires pour Zemmour avec son Suicide français ; 250 000 pour de Villiers avecLe moment est venu de dire ce que j’ai vu, auxquels s’ajoutent 90 000 exemplaires de son dernier opus Les cloches sonneront-elles encore demain ?, sorti en octobre dernier ; et près de 55 000 copies écoulées de La Cause du peuple de Buisson –, ils partagent les mêmes idées ou presque. Certes, ils cultivent des styles singuliers – essayisme radical et érudit en forme de règlement de comptes avec Nicolas Sarkozy pour Buisson, récit populaire et très largement anhistorique de l’histoire de France pour Zemmour, pamphlet complotiste et islamophobe pour de Villiers. Mais ils s’accordent sur leur démarche et sur les thèmes qui fondent leurs obsessions.

Acteurs politiques implantés dans le monde des idées, ils sont tous trois des lecteurs convaincus du marxiste italien Antonio Gramsci, l’auteur de la théorie de l’hégémonie selon laquelle il ne saurait y avoir de victoire politique durable sans domination intellectuelle préalable. Le trio Zemmour-de Villiers-Buisson porte donc activement le combat culturel au sein de ce que de Villiers nomme leur « circonscription lectorale », forte de centaines de milliers d’adeptes. L’enjeu ? Participer à la recomposition intellectuelle du pays et lutter contre le « progressisme libertaire » né de Mai 68 et, pour ce faire, unifier les droites, du centre à l’extrême, dans un vaste mouvement ultraconservateur, populiste et populaire, chrétien et nationaliste. Parfaitement rodés aux petites phrases, aux raccourcis intellectuels et aux formules chocs, les trois essayistes occupent depuis plusieurs années le terrain médiatique où ils disposent de positions d’influence – Éric Zemmour sur RTL et Paris Première, Patrick Buisson en tant que directeur général de la chaîne Histoire et Philippe de Villiers comme invité récurrent de nombreux grands médias.

Leurs thèmes privilégiés sont bien connus des journaux qui les accueillent et les soutiennent comme Valeurs actuelles, Le Figaro magazine ou encore Radio Courtoisie, l’organe de « réinformation » dirigé par le militant d’extrême droite Henry de Lesquen, l’un des fondateurs du club de l’Horloge. La lutte contre l’immigration et l’islamisation de la France et sa déchristianisation, la dénonciation d’élites corrompues par les valeurs progressistes, la perte des valeurs viriles et le déclin de la famille, la repentance, le rejet de la « xénophilie » et de la construction européenne sont les pierres angulaires de leurs écrits. La défense de l’identité nationale catalyse leur déclinisme : il existerait selon eux une identité figée dans un « être profond » de la France, qu’ils jugent nécessaire de protéger contre les altérations nées de la modernité et des influences extérieures.

Ces auteurs revendiquent la réécriture d’un « roman national » dont l’un des enjeux est de réhabiliter certains épisodes sulfureux de l’histoire de France – le régime de Vichy, la colonisation… – ou certaines de ses figures contestées, de l’écrivain collaborationniste Robert Brasillach au maréchal Pétain, en passant par les leaders de l’OAS. Pour dénoncer la « préférence immigrée », ils n’hésitent pas à invoquer la théorie conspirationniste du « grand remplacement » popularisée par le romancier et essayiste d’extrême droite Renaud Camus. Selon cet auteur, la population arabo-musulmane serait progressivement et silencieusement en train de se substituer à la population française, actant un changement de civilisation.

C’est d’ailleurs toute la thèse du dernier ouvrage de Philippe de Villiers, qui prétend qu’un plan secret de l’ONU serait mis en œuvre par l’Europe, avec la complicité du gouvernement français, pour établir un « Eurislam » où le chant du muezzin remplacerait « les cloches de nos terroirs ». Surfant sur la vague complotiste, le promoteur du Puy-du-Fou prétend ainsi que les élites à la solde des entreprises « post-nationales » prépareraient la submersion migratoire de la France et un nouvel « édit de Nantes » visant à la partition du territoire national et à la création d’enclaves musulmanes sur lesquelles serait établie la charia. Si fantaisiste soit-elle, cette thèse inspirée par l’essai conspirationniste et xénophobe Eurabia, paru en 2005 sous la plume de la Britannique Bat Ye’or, connaît un véritable succès dans les cercles identitaires, qui croient savoir que les zones concernées seraient Roubaix, Marseille ou… la rue Jean-Pierre-Timbaud à Paris ! Et les réunions publiques où Philippe de Villiers expose ses thèses connaissent une affluence record.

L’heure n’est plus à la lepénisation des esprits, mais à la « buissonisation », à la « zemmourisation », et à la « villierisation » de l’extrême droite et d’une partie de la droite où leurs idées progressent. Après avoir conféré une publicité sans précédent aux thèses du Front national, les ouvrages du trio Zemmour-de Villiers-Buisson réussissent aujourd’hui l’exploit de faire passer Marine Le Pen pour une modérée, et le FN pour un parti presque timoré dans sa défense de la nation. Ultime étape de la dédiabolisation de son parti, la candidate frontiste se voit chassée du centre de gravité de l’extrême droite par des « intellectuels » plus radicaux qu’elle. Ces derniers n’en ont cure, tant ils sont persuadés que la présidente du Front national n’est qu’un maillon parmi d’autres du combat identitaire et culturel dont ils sont les promoteurs.

Quels que soient les résultats du second tour le 7 mai prochain, les trois essayistes continueront de semer les graines de leur influence dans les rangs de la droite classique (notamment autour de Laurent Wauquiez), chez les catholiques conservateurs, dans la jeune génération des militants de la droite identitaire (à l’image des journalistes Eugénie Bastié et Geoffroy Lejeune), ou auprès de Marion Maréchal-Le Pen, qu’ils couvent d’attentions. En octobre dernier, la présence du trio a d’ailleurs constitué l’un des clous de la soirée mondaine organisée pour les cinquante ans de Valeurs actuelles, le magazine « de toutes les droites » dont la vocation est de « s’attaquer à la tyrannie des bien-pensants » ; les Le Pen, tante et nièce, y côtoyaient Nicolas Dupont-Aignan, Henri Guaino, ou encore Jean-François Copé.

Quand Marine Le Pen oriente ses messages politiques de deuxième tour autour de l’opposition entre patriotes et mondialistes, on mesure l’influence des trois essayistes dans la pensée de la dirigeante frontiste, et au-delà. Dans ce contexte, et tandis que le clivage « France ouverte » contre « France fermée » semble appeler à structurer durablement la réorientation de la vie politique française, tout porte à croire que le combat identitaire ne fait que commencer. 

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