Longtemps, comme un vulgaire Bernard Tapie, j’ai pensé qu’ils étaient des salauds. Quelle autre explication ? « Si l’on juge que Le Pen est un salaud, alors ceux qui votent pour lui sont aussi des salauds », expliquait en 1992 l’ex-self-made-man, alors ministre de Mitterrand. Longtemps, j’ai pensé que la misère sociale ne justifiait pas tout, que les petits commerçants du Sud qui élisaient des maires FN n’avaient pas souffert de la désindustrialisation, et que les ouvriers de l’Est qui votaient Le Pen ne connaissaient pas d’OS maghrébins. Des salauds, pas d’autre explication. Et puis, les choses sont devenues plus compliquées. D’abord j’ai commencé à en croiser, des électeurs FN. Non pas à Paris, bien sûr, entre le journal de centre gauche où je commençais à travailler, et où chacun portait par définition son antifascisme en bandoulière, ni dans mes fréquentations privées, pour la plupart abstentionnistes et gentiment bohèmes. Une telle chose eut simplement été incongrue. Un seau de vomi au milieu du salon. Non, c’est dans ma région d’origine que j’ai commencé à en croiser, une de ces fameuses zones « périphériques » qui, après avoir sagement voté RPR jusqu’aux années 2000, s’étaient mises à voir grimper en flèche leurs scores lepénistes. Il n’était pas tellement difficile de les identifier, « les Le Pen » comme on disait alors avec mépris, poussant leur caddie dans l’un des supermarchés de la ville, le regard abruti par l’assommoir des usines avoisinantes, quelque part au-delà du malheur, on ne savait pas trop où d’ailleurs – comment aurait-on pu le savoir ?

La violence des fractures sociales de si grande ampleur, c’est justement de zébrer le corps social en différentes sortes d’humanités. Eux enfermés dans la leur, nous dans la nôtre, contents de notre supériorité morale sur ces gueules cassées de la misère, qui plus est. Sans doute est-ce la raison pour laquelle la lecture de L’Illusion nationale fut pour moi tellement bouleversante, cette enquête signée Valérie Igounet et Vincent Jarousseau, récemment publiée aux Arènes. Un roman-photo qui nous plonge dans les quatre municipalités frontistes du pays, à la recherche des électeurs du FN, de leurs élus et de leurs opposants. Avec une rare intelligence, les auteurs ont su trouver la distance idéale vis-à-vis de leurs interlocuteurs : ni complaisance ouvriériste qui exonérerait ceux-ci de voter pour un parti pareil, ni zoologie sociologique face à des monstres incompréhensibles. Ainsi surgissent-ils dans cet album, les électeurs FN, avec leurs fake news à base de prétendues subventions versées aux migrants, avec leurs fringues de pauvres, avec leur profonde humanité parfois, avec leurs préjugés dégueulasses souvent. Ce qui fait la force du livre, c’est qu’il ne dit rien justement. Comprenons-nous bien : qu’il ne cherche pas à dire quelque chose. Qu’il accepte l’épreuve de l’autre sans plaquer du connu dessus, et que c’est à cette condition seulement que, pour la première fois, on a le sentiment de rencontrer ces gens, d’accéder à la texture de leur vie. La lucidité de certains d’entre eux ne laisse d’ailleurs pas de frapper. Ainsi de Patrice Hainy, habitant d’Hayange ayant quitté le Front pour une de ses fractions dissidentes, qui constate : « Le FN se dit proche du peuple et des ouvriers. Il est comme les autres : les ouvriers ferment leur gueule. » Jamais le parti de Marine Le Pen ne fait grève avec ces derniers, remarque-t-il. « Il va les chercher pour leurs voix. » L’électeur du FN ressemble au moins sur un point à beaucoup d’autres électeurs : c’est une dupe. 

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