Si l’on s’en tient aux discours des institutions et des entreprises, la France a désormais amorcé le virage de la transition énergétique et écologique dont nul ne conteste plus – à l’exception peut-être de quelques climato-négationnistes – la nécessité. Il s’agit donc de réduire les émissions de gaz à effet de serre et de développer les énergies renouvelables, de réduire la consommation de ressources et la production de déchets en rendant l’économie plus circulaire, de lutter contre les différentes formes de pollution et de protéger la biodiversité. La France se considère comme une bonne élève : rôle clé dans l’accord de Paris sur le climat en 2015, électricité à faible contenu carbone, et même premier pays à avoir introduit un délit d’obsolescence programmée !

En réalité, sur tous les grands indicateurs, il n’y a pas de changement notable des tendances, ou bien les évolutions se font à une lenteur désespérante. Une fois réintégré l’effet des importations et des exportations, bilan fait des flux de matières, de produits intermédiaires et de produits finis, l’économie française est toujours aussi consommatrice de ressources et d’énergie, toujours aussi émettrice de CO2. S’il y a « découplage », il est relatif : les courbes de consommation de matières premières ou d’émissions de CO2 progressent légèrement moins vite que celle du produit intérieur brut. Mais pour maintenir la croissance et la rendre « soutenable », il faudrait atteindre un découplage absolu, qui n’a jamais été démontré ni expérimenté.

La dématérialisation que nous appelons de nos vœux est un mythe : notre économie n’a jamais été aussi matérielle ; simplement les nouvelles usines, correspondant à notre consommation exponentielle de téléphonie, d’informatique, de jouets, de vêtements et autres, se sont montées dans les campagnes asiatiques et non en Europe. Nous ne vivons pas dans une société post-industrielle, mais « hyper-industrielle », organisée à l’échelle mondiale, sur la base de flux physiques d’une complexité sans précédent, générant des besoins énergétiques insoutenables.

Quant à la biodiversité, elle s’effondre littéralement. Le changement climatique ne va pas arranger les choses, mais les causes actuelles sont multiples. Parmi elles, les pratiques agricoles bien sûr, mais aussi l’étalement urbain : nous continuons à artificialiser 1 % du territoire – soit l’équivalent d’un département français – tous les sept à dix ans, au détriment des zones humides, des espaces naturels, des meilleures terres agricoles… un gâchis irréversible qu’aucune mesure de compensation ou d’accompagnement ne peut rendre « durable ».

Face à ce constat assez décourageant, sur quoi se base l’optimisme de nos décideurs, publics et privés ? Le salut viendrait, selon eux, de l’innovation technologique et des effets bénéfiques de la révolution numérique en cours : énergies renouvelables distribuées par des réseaux intelligents, solutions de mobilité du futur (covoiturage servi par des véhicules électriques et/ou autonomes, déplacements fluidifiés dans les smart cities), optimisation et gains d’efficacité dans tous les domaines, économie de la fonctionnalité et collaborative, réduisant les besoins d’équipements individuels…

Mais cette vision se heurte à deux écueils. Premièrement, ces nouvelles technologies nécessitent toujours des ressources : l’infrastructure et les équipements numériques, ou les énergies renouvelables, font appel à des dizaines de métaux rares différents. Elles viennent accélérer, plutôt que remettre en cause, le paradigme « extractiviste », développant d’autant les besoins miniers. De plus, elles aggravent souvent les difficultés à recycler correctement, soit parce que les usages « dispersifs » augmentent (quantités très faibles utilisées dans les nanotechnologies et l’électronique, multiplication des objets connectés…), soit parce que la complexité entraîne une dégradation des matières recyclées. De nombreux métaux emblématiques des nouvelles technologies (indium, germanium, terres rares…) sont recyclés à moins de 1 %… À l’opposé, donc, d’une économie circulaire et vertueuse.

Deuxièmement, les gains d’efficience sont balayés par un formidable effet rebond. Indéniablement la consommation d’énergie des véhicules, des avions, des centres de données, des procédés industriels, etc., baisse régulièrement, les innovations sont nombreuses et les progrès réels. Mais la croissance du parc automobile, du trafic internet et des besoins de stockage de données est largement supérieure aux gains unitaires. Le covoiturage longue distance peine à démontrer un effet positif sur la consommation globale de carburant, car il crée aussi des opportunités additionnelles de transport, captant des personnes qui ne voyageaient pas ou moins.

C’est donc une profonde remise en cause des pratiques existantes, des modèles économiques, des approches réglementaires, des schémas culturels, qu’il faudrait pour réellement mener la transition à l’échelle et à la vitesse nécessaires. Si nous en sommes encore loin, on voit malgré tout émerger des initiatives nombreuses. C’est ainsi que se développe un intérêt croissant pour les modèles agricoles alternatifs ; que démarrent des expériences d’« éco-industries locales », de recycleries ; que le mouvement autour du zéro déchet et des circuits courts prend de l’ampleur.

Mais avec un soutien institutionnel réduit, ces initiatives, aussi enthousiastes, courageuses et intéressantes soient-elles, resteront limitées dans leur développement et leur impact. Malgré toutes les bonnes volontés d’un côté, et les annonces, les promesses et les effets de manche de l’autre (vite balayés par le pragmatisme et le retour au réel), la transition écologique n’est pas encore… en marche.

Nous aurions pourtant les moyens techniques, financiers, sociaux, organisationnels, de réussir la mise en œuvre, progressive mais suffisamment rapide, d’une sobriété intelligente, créatrice d’emplois et contribuant à la résilience économique des territoires. À condition que l’État et les collectivités territoriales décident de jouer leur rôle : grâce à la puissance prescriptive des achats publics ; par les mécanismes de soutien à la recherche et à une innovation alternative au tout-technologique ; par le pouvoir normatif et réglementaire, qui reste énorme ; par l’évolution progressive du système fiscal ; par la capacité d’entraînement et d’exemplarité, dans les administrations, les écoles, les entreprises publiques…

En faisant évoluer la règle du jeu, de nombreux possibles émergeraient, ceux d’une économie « post-croissance » plus riche en travail et plus économe en ressources ; des objets seraient à nouveau réparables (alors qu’aujourd’hui le prix de l’appareil neuf et le coût de la main-d’œuvre rendent ce choix souvent peu « judicieux ») ; une agriculture plus intensive en emplois, à base de polyculture-élevage, mieux à même de respecter les sols et les cycles naturels, deviendrait viable et compétitive, avec des produits de meilleure qualité ; des emplois de service réapparaîtraient en lieu et place des bornes d’accueil ; les métiers d’artisanat trouveraient un nouveau souffle…

La compétition internationale est féroce, et l’injonction à l’accélération et à la « disruption » permanente. Dans ces conditions, où se trouve la véritable innovation ? Dans le fait de suivre (de subir ?), comme tous, l’accélération technologique, au risque de doucher les espoirs de « durabilité », ou dans le courage de repenser le système et d’expérimenter d’autres modèles, plus sobres et plus résilients ? 

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