C’est une question aux mille nuances, qui impose d’explorer les coulisses des cartes postales et des stories Instagram : dans quelles conditions le tourisme peut-il contribuer à protéger la faune sauvage ?

Première photo de vacances : dans un vaste enclos aux murs de béton, Elsa Dasc, ex-star de la téléréalité française, pose avec… un guépard en laisse. Les zoos privés de Dubaï ou d’ailleurs attirent quantité de visiteurs avides de selfies avec un lémurien ou un python. Mais les coulisses de ces établissements impliquent souvent le trafic illégal d’animaux et des mauvais traitements. L’ONG Wildlife Animal Protection (WAP), qui a particulièrement étudié les tigres d’attraction en Thaïlande, parle de fauves à qui on retire les griffes et d’animaux drogués pour se laisser manipuler.

Les refuges pourraient sembler des adresses plus recommandables : partout sur la planète, ils recueillent des animaux maltraités ou malades et proposent aux touristes de leur rendre visite. Mais, dans certains de ces sanctuaires, les animaux servent en réalité de façade pour engranger les dollars de voyageurs bien intentionnés. « Dans les vrais refuges, les animaux vivent dans de grands espaces, ont la liberté de se cacher des regards et profitent d’horaires de tranquillité sans visites. Sinon, c’est certainement de l’exploitation animale présentée comme de la conservation », avertit Anissa Putois, de l’association Peta France. Son conseil : privilégier les membres de la Fédération mondiale des refuges pour animaux, qui recense les établissements fréquentables.

 

Des aras réintroduits au Brésil grâce aux zoos

Nouvelle photo, cette fois dans un parc animalier tout à fait officiel, celui ­d’Ardes-sur-Couze, en Auvergne. Pelotonnés contre le pelage de leur mère, deux bébés pandas roux ouvrent à peine les yeux. Les amis des bêtes s’extasient : voilà une espèce en danger d’extinction qui, grâce à la captivité, continue de se reproduire, et donc d’exister ! À Rotterdam, le coordinateur du suivi des pandas roux en captivité peut ajouter une branche à l’arbre généalogique de ses protégés. Car chaque espèce en danger abritée dans un zoo européen bénéficie d’un EEP (programme européen d’élevage), sorte de suivi matrimonial pour éviter la consanguinité : telle panthère élevée dans un parc francilien se reproduira avec un congénère issu de tel zoo portugais ou finlandais, dont elle n’est pas une proche parente.

Ce travail de conservation en captivité rend possible, de loin en loin, un autre moment extraordinaire : la réintroduction d’animaux dans leur milieu naturel. C’est ainsi que, après avoir grandi en Allemagne, 52 aras de Spix – les petits perroquets bleus et joufflus du dessin animé Rio, une espèce déclarée éteinte à l’état sauvage – s’habituent depuis 2019 à la caatinga brésilienne, une savane épineuse très dense. Ou que deux gorilles des plaines de l’Ouest, pensionnaires pour l’un d’un zoo anglais et pour l’autre du zoo français de Beauval, ont été réintroduits au Gabon et ont donné naissance à un petit en pleine nature, en juin dernier.

« Le programme de réintroduction des condors des Andes est fabuleux, raconte encore Éric Bairrão Ruivo, directeur Sciences et Conservation du zoo de Beauval. Dans la cosmovision des peuples patagon, mapuche ou quechua, ce rapace est sacré, c’est lui qui emporte les âmes des morts. Je peux vous dire que lorsqu’on en réintroduit, le désert se remplit tout à coup de cinq mille personnes. La cérémonie dure trois jours. »

Des espèces littéralement sauvées de la disparition. Mais la plupart du temps, les animaux réintroduits doivent tout réapprendre : chercher leur nourriture, se cacher et même faire la cour. Le suivi par les soigneurs et les scientifiques peut durer des années. « La réintroduction est la pire des solutions, reconnaît Éric Bairrão Ruivo. C’est cher, complexe, incertain, et surtout on réintroduit des animaux parce qu’on n’a pas réussi à les conserver dans leur milieu naturel. Il faut rendre possible leur protection sur le terrain. » Au total, son établissement doit verser cette année 1,8 million d’euros à 53 programmes de conservation dans le monde entier. Il envoie également ses soigneurs aider, par exemple, les manchots du Pérou.

Mais, aussi impliqué soit-il, aucun zoo ne peut afficher la conservation des espèces comme activité principale. Beauval, par exemple, y consacre 1 % de son chiffre d’affaires. « Le seul futur pour la biodiversité de ce monde ce sont les zones protégées et l’écotourisme, assure Éric Bairrão Ruivo. À condition qu’il soit géré de façon professionnelle. »

 

Quand le tourisme finance parcs et réserves

Notre album s’enrichit de nouveaux clichés. Nous voici dans le décor bleu pacifique de la zone marine des Galápagos, une imposante tortue à portée de jumelles. Ou bien dans le parc national du Yellowstone, aux États-Unis, à quelques centaines de mètres d’un grizzli foulant de hautes herbes jaune pâle. Au total, les 714 « réserves mondiales de bio­sphère » recensées par l’Unesco représentent 7 millions de kilomètres carrés, soit la taille de ­l’Australie. Leurs zones centrales, où seules les activités de recherche sont autorisées, s’étalent en cumulé sur l’équivalent de la surface du Pérou.

« Il est très important que des zones protégées existent un peu partout. Elles représentent par exemple des étapes sur le parcours des espèces migratoires, explique Miguel Clüsener-Godt, directeur de la division des Sciences écologiques et de la Terre de l’Unesco. Aux Galápagos, les images satellite montrent clairement que les bateaux de pêche restent à la lisière de la zone marine d’exclusion. S’ils pouvaient entrer, ce serait catastrophique pour les animaux. » Dans la vision utilitariste de la nature, en effet, les territoires de faune à qui le tourisme ne donne pas de « valeur » sont convertis à des activités plus rentables comme l’agriculture, l’exploitation du bois ou l’extraction minière.

Notre prochaine photo de vacances nous emmène en Équateur. Elle montre des touristes, jumelles à la main, s’enfonçant dans la forêt andine pour guetter des oiseaux au milieu des orchidées. Peut-être ­croiseront-ils aussi la silhouette trapue d’un tapir. Au total, les seize réserves de la fondation Jocotoco abritent plus de 1 500 espèces de volatiles, dont le rarissime colibri d’El Oro, d’un turquoise éblouissant. Découverte en 2017, la boule de plumes vit sur un minuscule territoire montagneux de 114 kilomètres carrés – la superficie de Paris –, grignoté chaque jour par les incendies et les activités minières. Son domaine est désormais sanctuarisé.

« Pour créer les réserves, il faut acheter les terrains, payer des véhicules, les salaires des quarante-deux gardiens… Une grande partie des fonds vient d’organisations internationales comme le World Land Trust ou l’American Bird Conservancy, mais on ne peut pas dépendre totalement de subventions », explique Adela Espinosa. Elle dirige le bras commercial de la fondation, Jocotours, qui accueille des touristes dans six écolodges. « L’argent des visiteurs finance 20 % des dépenses des réserves, se réjouit-elle. Du moins quand il n’y a pas de pandémie… »

La pandémie, justement, a démontré par le vide combien le tourisme était crucial pour les zones protégées. « Le braconnage est remonté en flèche dans certaines réserves de pays en développement, affirme Miguel Clüsener-Godt, de l’Unesco. Il faut ­comprendre : du jour au lendemain, les populations n’ont plus touché aucun revenu ! Elles se sont remises à chasser, ne serait-ce que pour s’approvisionner en viande. » Ou à lorgner sur le rhinocéros si proche, dont la corne vaut de l’or pour la pharmacopée chinoise.

Même s’il apporte des fonds – environ 225 millions d’euros par an, d’après l’ONG WAP –, le tourisme animalier ne constitue pas une solution miracle. Il ne peut rien, par exemple, contre les organisateurs de chasses qui emmènent leurs clients aux abords des réserves afin d’en abattre les animaux dès qu’ils glissent une patte au-delà de la frontière invisible. Ce fut le cas en 2015 au Zimbabwe : un riche Américain a abattu le lion Cecil à la lisière du parc national Hwange, dont il était la vedette.

D’après une enquête de Peta États-Unis, la pratique se poursuit, par exemple en bordure du parc Kruger, en Afrique du Sud. Dans le paradis des gorilles que représentent les Virunga, en République démocratique du Congo, c’est l’instabilité politique qui fragilise l’équilibre entre ­tourisme et préservation : le parc est régulièrement fermé à cause des bruits de bottes de groupes rebelles, et des gardiens tombent chaque année sous les balles.

 

La panthère des neiges garantie sur catalogue

Le tourisme atteint également ses limites lorsqu’il devient massif, au point de perturber les écosystèmes. « Le pur accroissement du tourisme ne peut pas être un objectif en soi, il faut tenir compte des capacités du site », souligne Soline Archambault, présidente du groupe de travail « Patrimoine mondial » de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Elle raconte ainsi combien l’afflux de bateaux peut s’avérer stressant pour les baleines, surtout si les embarcations se placent entre une mère et son petit. « C’est une affaire de gestion équilibrée du territoire, poursuit-elle. Sur le site naturel de Sainte-Victoire en Provence, par exemple, certains parcours d’escalade ont été démontés, car ils s’approchaient trop de la zone de reproduction de l’aigle de Bonelli. »

Si les règles de cohabitation ne sont pas respectées, les sites peuvent perdre leurs distinctions internationales. Comme la réserve corse de Scandola, déchue l’an dernier de son label européen d’espace protégé à cause, notamment, d’une trop forte pression touristique. Les visiteurs dérangent les balbuzards, des rapaces qui nichent sur les falaises, tandis que, sous l’eau, les ancres des innombrables bateaux de plaisance arrachent l’herbier de ­posidonie, habitat de multiples espèces marines.

Vincent Munier, photographe animalier qui a publié avec l’écrivain Sylvain Tesson La Panthère des neiges chez Gallimard, se désole chaque jour des dérives du tourisme de masse. Lui qui peut passer des semaines à pister ce félin des hautes montagnes d’Asie centrale a longtemps pensé que ses images donneraient envie aux gens de préserver l’environnement, « puisqu’on protège ce qu’on connaît ». Mais voilà que ses imitateurs amateurs remplissent des avions par centaines, brûlent des tonnes de kérosène et achètent sur catalogue la garantie de « faire » le jaguar du Pantanal ou la panthère du Tibet.

« Les images de soixante 4 × 4 stationnés autour d’un léopard, ou d’une ruée de Zodiac qui déferlent en Arctique pour voir les ours et la glace qui fond, c’est terrifiant, déplore le photographe. J’ai peur d’ouvrir une brèche avec mon travail, de donner envie aux gens de vivre ça. Vouloir photo­graphier à tout prix, tout de suite, c’est du consumérisme ! » Lui revoit sa copie de globe-trotter et prône de redécouvrir la « nature ordinaire », près de chez soi : « Explorer les Vosges ou faire du bivouac sur la Loire peut être grisant ! »

Ici ou ailleurs, les sites régulent le tourisme : des quotas de bateaux pour s’approcher de la grande barrière de corail, en Australie. La frontière injuste de l’argent pour entrer au Bhoutan. Ou des tirages au sort pour pénétrer dans certaines réserves ­fauniques du Canada.

 

Des parcs ou des humains ?

À ce stade de la réflexion, une autre carte postale doit interroger. Celle où animaux et paysages créent de la beauté, mais où l’humain fait tache. « De même que les parcs américains ont été créés en exterminant les Amérindiens, la mise en parcs de la nature africaine, au XIXe siècle, s’est faite en expulsant des populations, explique l’historien Guillaume Blanc, auteur de L’Invention du colonialisme vert (Flammarion, 2020). La révolution industrielle faisait disparaître la nature en Europe donc il fallait créer le mythe culturel de l’éden africain : sauvage et vierge d’hommes. »

Dans cette « mise sous cloche » de la nature, l’historien dénonce une démarche colonialiste. « Les Cévennes, par exemple, figurent au patrimoine mondial parce que l’agropastoralisme y a façonné les paysages. En revanche, des populations ont été expulsées du parc du Simien en Éthiopie, en 2016, au motif que leur agro­pastoralisme menaçait la nature. »

L’ONG Survival rapporte elle aussi des brutalités envers les peuples autochtones, comme les Bushmen dans le désert du Kalahari au Zimbabwe, ou les Jenu Kuruba en Inde, dont le territoire est devenu une réserve de tigres. « Nous vivons avec les tigres depuis des siècles, nous ne les tuons pas et les tigres ne nous tuent pas. Nous vénérons le tigre comme une divinité », affirme une femme de ce peuple, citée par l’ONG. Fiore Longo, ­chercheuse pour l’organisation, souligne cette ­dissymétrie : « Les Blancs peuvent “profiter” du paysage et des animaux mignons, tandis que les véritables propriétaires sont expulsés et battus, assassinés ou torturés quand ils tentent de chasser pour nourrir leurs familles sur ce qui est leur terre ancestrale. Si ce n’est pas du colonialisme, alors qu’est-ce que c’est ? »

L’historien Guillaume Blanc attaque nommément le WWF, mais aussi l’Unesco. « Si les expulsions ont eu lieu il y a cinquante ou cent ans, c’est de la vieille histoire, réplique Miguel Clüsener-Godt de l’Unesco. Le premier point de notre charte est justement le respect des populations locales. » Et de rappeler que 275 millions de personnes vivent dans les réserves de biosphère labellisées par l’institution. Au comité français de l’UICN, Erwan Cherel, chargé de mission « Gestion des aires protégées », est moins catégorique : « Il y a clairement eu des périodes où on faisait de la conservation animale en déplaçant les hommes. Mais c’était la vision du XXe siècle, très verticale, dont Guillaume Blanc nous a montré qu’il existe des reliquats. La conservation d’aujourd’hui se fonde sur la concertation avec les populations. »

 

Une plus grande valeur vivants que morts

Pour la suite de notre voyage, une étape en Namibie s’impose. Non plus dans un parc ou une réserve mais dans une conservancy – une zone ouverte, possédée par ses habitants, qui décident ou non d’y autoriser des activités. Un quart du territoire national est administré ainsi. Pour les agriculteurs-­éleveurs, accepter le tourisme animalier relève du sacrifice : les hyènes, léopards ou éléphants attirent les visiteurs, certes, mais risquent aussi de tuer le bétail, de piétiner les plantations et de saboter les points d’eau. « Les habitants tolèrent les animaux à condition de ­bénéficier des emplois liés au tourisme – comme guide, comme ranger ou comme cuisinier dans les lodges – et d’être dédommagés en cas de dégradations, résume Félix Vallat, patron de l’agence Ecosafaris. Il faut que les animaux aient plus de valeur vivants que morts. »

Pour équilibrer la situation, ce Français installé en Namibie a créé Tosco, une association qui collecte les adhésions d’agences de voyages ou de touristes et les investit dans la cohabitation entre les humains et la faune sauvage, hors parcs et réserves. Les 50 000 à 70 000 dollars annuels financent ainsi le salaire et les véhicules des rangers, mais aussi des enclos sécurisés pour le bétail ou encore des feux d’artifice pour effaroucher l’éléphant qui s’approcherait trop des fragiles habitations.

« En échange, non seulement les habitants ne vont pas tuer le lion qui aura mangé leur chèvre, mais ils vont renoncer à une partie de leurs plantations pour créer un pâturage à destination des antilopes. Ou installer un point d’eau artificiel afin que les prédateurs aient accès à des proies », poursuit Félix Vallat. Il assure que les habitants d’une conservancy sont libres de refuser le tourisme sur leur territoire. Une affirmation qui ne vaut que dans les pays suffisamment démocratiques. Comment croire, en dictature, à un tourisme mené « en concertation » avec les habitants ?

En Namibie, en tout cas, la population d’animaux sauvages hors parcs est en augmentation. Le modèle des ­conservancies a fait des émules en Afrique du Sud et au Kenya, mais aussi au Népal ou en Mongolie.

Attaché à la nuance, Félix Vallat appelle aussi à changer de regard sur la chasse aux trophées. À ses yeux, les retombées financières pour les communautés locales sont infiniment supérieures à celles du tourisme « de vue » – jusqu’à 50 000 dollars, par exemple, pour avoir le droit de tuer un lion, partagés entre l’organisateur de la chasse et les habitants de la conservancy. Quant à l’impact écologique, il serait également incomparable : deux ou trois chasseurs d’une part, qui campent et consomment peu de ressources ; de grands groupes de photographes amateurs d’autre part, qui remplissent des avions et engendrent des pollutions.

« La préservation de la faune est une technique qui impose de sortir de l’émotion. Mais quand on pense à une girafe au coucher du soleil, il n’y a plus d’objectivité possible, regrette le professionnel du tourisme. Les voix des personnes éloignées des animaux portent plus fort que celles des gens qui cohabitent avec eux. »

 

Tolérés par le monde ­sauvage, et pas l’inverse

Une facette du tourisme animalier manque encore à notre album : l’ouverture émotionnelle, presque métaphysique, qu’il peut ménager dans les esprits. Plonger dans les eaux glacées de la péninsule Valdés, en Argentine, à proximité d’un groupe d’otaries joueuses mais aussi de redoutables rochers battus par les vagues ­rappelle au visiteur humain que c’est le monde sauvage qui le tolère, et pas l’inverse.

Les prises de conscience peuvent être vertigineuses. Ainsi, Adela Espinosa a d’abord été, en tant que touriste, cliente de la société Jocotours, en Équateur. Sa vie en a été bouleversée : « Dans les réserves de Jocotoco, mon mari et moi avons découvert toute la variété des oiseaux et la richesse de ce patrimoine. » Après ce séjour, les deux Équatoriens abandonnent leurs emplois et deviennent bénévoles à plein temps pour la fondation et sa branche d’écotourisme. Ce modèle de réserves liées au tourisme serait-il l’avenir de la protection des animaux ? « Je ne crois pas, répond-elle. L’avenir de la conservation, c’est la sensibilisation des humains. Chacun doit comprendre qu’il est responsable de la vie sauvage. »

Voyager moins mais mieux, guetter les animaux dans leur milieu naturel, sans « garantie » de les voir, s’assurer que les populations locales bénéficient de la démarche : voilà sans doute les boussoles à garder en poche pour un tourisme du sauvage qui ne le fasse pas disparaître du paysage. 

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