À quel moment a-t-on pris conscience de la nécessité de protéger les espèces menacées ?

Il est difficile de dater cela précisément, c’est arrivé progressivement. Les gens ont d’abord pris conscience de l’existence d’une espèce, puis d’une autre, dans différents pays, à différents niveaux de la société. Ils se sont mis à lire et à comprendre davantage à mesure que s’est accélérée la destruction des écosystèmes. Une chose est sûre, lorsque j’ai commencé à travailler en 1960, personne ne s’inquiétait de l’extinction des espèces parce que cela n’était pas une réalité comme aujourd’hui. Nous parlions seulement du lointain dodo, dont l’extinction remonte au xviie siècle.

Quelles sont les grandes urgences actuelles ? Faut-il donner la priorité à certaines régions ou à certaines espèces ?

Le changement climatique et la perte de biodiversité touchent désormais tous les écosystèmes et tous les pays. Bien sûr, certains s’en sortent mieux que d’autres. L’Europe se débrouille plutôt bien avec ses projets de réensauvagement. De nombreuses régions tentent de sanctuariser des zones et de les restaurer. C’est très excitant. On reconstitue des forêts qui ont disparu, on réintroduit des animaux. Au Royaume-Uni, tout le monde parle actuellement du castor. Son mode de vie favorise l’apparition de terres humides, excellents remparts contre les inondations. Le réensauvagement est une très bonne stratégie, même si certaines personnes, qui préfèreraient construire une énième route ou un énième centre commercial, n’aiment pas l’entendre dire.

Croyez-vous que la conservation doive se penser globalement ou localement ?

Les deux. La population locale représente un pilier pour la protection de la nature parce qu’elle est passionnée et qu’elle travaillera dur pour sauver son lieu de vie. En même temps, ces actions doivent s’inscrire dans une perspective globale. Il ne s’agit pas de penser en termes de territoires, de frontières, mais plutôt d’environnement, de ce qui y vit, et en termes d’impacts. Tout est lié. On pense souvent à l’Afrique en raison de la disparition progressive d’animaux comme le rhinocéros, l’éléphant, la girafe et le lion, car tout le monde les connaît, mais de plus petites créatures comme les castors sont tout aussi importantes. Les oiseaux et les insectes disparaissent à cause des pesticides et des herbicides, de la destruction de l’habitat et des terres défrichées pour des projets de construction ou pour des monocultures industrielles. C’est une tragédie.

« Il ne s’agit pas de penser en termes de territoires, de frontières, mais plutôt d’environnement »

Pourquoi concentrer vos efforts prioritairement sur les forêts ?

Les forêts couvrent 30 % de la surface terrestre et abritent 80 % de la biodiversité mondiale. Avec les océans, elles sont nos poumons : elles absorbent et stockent du dioxyde de carbone tout en émettant de l’oxygène. Quand on détruit une forêt, tout ce dioxyde de carbone est libéré dans l’atmosphère, et il y a aujourd’hui de moins en moins de forêts pour l’absorber. La pollution et la désertification des océans ont les mêmes conséquences. Si l’on ne parvient pas à contrôler la pêche illégale, les océans mourront. Et si les océans meurent, alors c’est probablement la fin pour nous. Idem pour les forêts. C’est pourquoi nous devons agir maintenant.

Croyez-vous qu’il faille cloisonner la nature dans des sanctuaires et des parcs naturels pour la protéger ?

Il n’y a pas d’intérêt à protéger une seule petite zone. Les animaux doivent être en mesure de se déplacer d’un endroit à l’autre. C’est pourquoi la création de corridors écologiques entre les zones de vie sauvage est très importante. Nous avons initié le mouvement en Tanzanie, et il commence à prendre un peu partout dans le monde. Il fut un temps où les chimpanzés du parc national de Gombe, que nous avons longtemps observés, pouvaient interagir avec d’autres groupes. Des individus sont venus de l’extérieur, introduisant de nouveaux gènes, et certains de nos chimpanzés sont sortis. Mais, dans les années 1980, la déforestation autour de Gombe fut telle que les chimpanzés se sont retrouvés isolés. À l’époque, ils n’étaient plus qu’une centaine. Si nous n’avions pas agi, ils auraient fini par mourir à cause de la consanguinité. Nous avons commencé à travailler avec les populations locales en cherchant des moyens d’améliorer leur vie sans détruire l’environnement : par exemple, restaurer la fertilité des terres agricoles surexploitées sans produits chimiques, travailler à l’autonomisation des femmes, obtenir des bourses d’études pour les filles afin qu’elles puissent accéder à une éducation secondaire. Partout dans le monde, il a été démontré que l’éducation des femmes tend à diminuer la taille des familles. Les villageois ont compris que la protection de l’environnement concernait leur propre avenir et pas seulement celui de la vie sauvage. Ils sont devenus nos partenaires dans la protection de cette zone géographique. Ensemble, nous avons pu mettre en place un corridor et, au cours de ces deux ou trois dernières années, quelques femelles venues du nord ont rejoint le groupe spontanément et de manière pérenne.

« Il faut considérer la biodiversité comme une toile de vie »

Quels moyens particuliers avons-nous aujourd’hui pour protéger la nature sauvage, dont nous manquions dans le passé ?

Nous détenons de meilleures connaissances. Nous savons désormais qu’en tant qu’espèce nous dépendons du monde naturel, nous n’en sommes pas séparés. Nous avons besoin d’un écosystème sain, capable de nous fournir en eau, en air et en nourriture. Il faut considérer la biodiversité comme une toile de vie. Cet écosystème particulier est sain parce que les espèces qui le composent, petites et grandes, ont toutes un rôle à jouer et sont toutes liées les unes aux autres. Quand les espèces commencent à s’éteindre les unes après les autres, des trous se forment dans la toile. Si les trous sont trop nombreux, si trop d’espèces disparaissent, alors l’ensemble se déchire. Aujourd’hui, on apprend ça à l’école, mais quand j’étais enfant, nous n’avions pas cette connaissance-là. Nous n’en avions pas vraiment besoin. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les pays européens ont commencé à violer les forêts africaines, que leurs compagnies forestières se sont divisé le continent, entamant sa destruction. Tout cela s’est passé en un temps très court, et aujourd’hui ce sont les Chinois qui se chargent d’achever le travail.

Quel rôle la technologie peut-elle jouer dans la protection de la nature ?

Son rôle est de plus en plus important. Les systèmes d’information géographique (SIG), le GPS, et l’imagerie satellite nous aident déjà à cartographier le territoire des chimpanzés. Pour les zones difficiles d’accès, nous avons recours à des drones équipés de caméras. Les pièges photographiques nous permettent aussi de capturer des images sans avoir besoin d’être sur place. La reconnaissance faciale est un outil très précieux. Au Congo, nous avons un sanctuaire pour chimpanzés orphelins. Nous avons toujours soupçonné que des chimpanzés sauvages gravitaient autour. Grâce à des pièges photographiques dotés d’intelligence artificielle, nous avons finalement pu identifier une cinquantaine d’individus différents.

Quel impact la pandémie de Covid-19 a-t-elle eu sur la conservation ?

Le bon côté de cette horrible pandémie qui a causé tant de souffrances, c’est l’accélération de la prise de conscience du grand public. Nombreux sont ceux qui ont compris que cette épidémie avait eu lieu parce que nous avions manqué de respect à la nature. Nous envahissons l’espace des animaux, nous détruisons leur habitat, nous les obligeons à se rapprocher les uns des autres. Nous envahissons leur territoire, nous construisons des routes et des barrages, nous les chassons, nous les tuons, nous les mangeons, nous en faisons commerce, nous les déplaçons dans le monde entier. Nous les vendons sur les marchés d’animaux sauvages pour la nourriture, les peaux, les vertus médicinales qu’on leur prête, ou en tant qu’animaux de compagnie. Il y a une forte demande d’animaux de compagnie exotiques en Amérique latine et dans certaines régions d’Europe. Nous avons désormais tous en tête les marchés d’animaux sauvages en Chine, car c’est là que la pandémie a commencé, mais ils existent aussi en Afrique, où le VIH est apparu. Dans ces marchés, les conditions sont horribles. Les espèces sont partout entassées les unes sur les autres, stressées, effrayées, terrifiées. J’ai appris en étudiant les zoonoses que, lorsqu’un animal est stressé, il est plus facile pour un virus de s’échapper et de se réfugier sur un autre animal, ou un humain. Nous sommes de plus en plus nombreux à être convaincus que nous avons besoin d’une nouvelle relation avec le monde naturel.

« C’est la consommation de viande qui détruit massivement l’environnement : on sacrifie la vie sauvage au profit de champs de céréales ou de pâturages »

Comment faire en sorte qu’elle existe ?

Je crois que les choix des consommateurs ont une réelle importance. Si les gens décident de ne plus acheter les produits d’une entreprise parce qu’ils détruisent la forêt, alors cette entreprise n’aura d’autres choix que de s’adapter. Cette pression commence à faire effet auprès de quelques multinationales. Nous devons construire une nouvelle économie plus verte avant qu’il ne soit trop tard. Cela passe par des modes de vie plus sobres et des pratiques plus durables. Nous avons beaucoup plus que ce dont nous avons besoin, vraiment. Nous devons acquérir des réflexes. Pour chaque produit que vous désirez acheter, vous devez vous demander : où a-t-il été fabriqué ? De quelle manière ? A-t-il nui à l’environnement ? A-t-il été la cause de souffrances animales ? Est-il bon marché en raison de salaires inéquitables ? Si la réponse est oui, alors ne l’achetez pas. Nous devons également agir pour les millions de personnes qui vivent dans la pauvreté. En Afrique, les habitants ne détruisent pas l’environnement par plaisir, mais parce qu’ils doivent cultiver plus de nourriture pour leur famille, obtenir du charbon de bois pour gagner de l’argent ; vous pêchez le dernier poisson parce que vous devez nourrir vos enfants ; si vous vivez en ville, vous achetez la malbouffe la moins chère simplement pour survivre : vous ne pouvez pas vous offrir le luxe de vous poser toutes ces questions éthiques. Enfin, nous devons envisager la croissance de notre population humaine, et celle du bétail. En 2050, les humains seront près de 10 milliards. Nous utilisons déjà certaines ressources naturelles à un rythme trop rapide pour que la nature puisse les reconstituer. Alors, que se passera-t-il ? Nous devons sérieusement réfléchir à notre régime alimentaire, car c’est la consommation de viande qui détruit massivement l’environnement : on sacrifie la vie sauvage au profit de champs de céréales ou de pâturages. Le bétail fabrique énormément de méthane qui, couplé au CO2, est un terrible gaz à effet de serre. Sans compter les besoins en eau. Ces élevages intensifs sont par ailleurs d’une cruauté inouïe. Pensez à votre foie gras : pour la tradition, on continue de banaliser la torture animale.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Si je reste optimiste, c’est grâce à la jeunesse. Les jeunes ont le pouvoir de changer leurs parents, leurs grands-parents, qui sont parfois des PDG importants ou des politiciens, même si ces derniers sont plus difficiles à convaincre. Je crois que la jeunesse est en train de changer le monde. Notre institut a misé sur elle en déployant, dans soixante-huit pays, un programme éducatif et humanitaire baptisé « Roots and Shoots », qui mobilise depuis trente ans des jeunes du monde entier. C’est entre leurs mains que le monde sauvage trouvera refuge et, espérons-le, le moyen de survivre. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

Photo MICHAEL NEUGEBAUER

 

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