Que pensez-vous de la constitution du « Front populaire », qui renvoie à un moment précis et marquant de l’histoire de la gauche ?

Il faut se méfier des raccourcis et des analogies historiques qui consistent à préempter une époque, des symboles et des incarnations, le temps d’une campagne, en tentant de gommer la singularité parfois triste des temps présents… Certes, nous vivons un abaissement de la vie politique, semblable à celui qui présida à la fin de la IIIe République. Très vite après le Front populaire, la France fit les frais de ce relâchement funeste. Blum arriva tard en politique. Inspiré notamment par Lucien Herr, le bibliothécaire de l’École normale supérieure, résolument engagé aux côtés des dreyfusards, il mit toutes ses forces dans la bataille pour la justice, le droit et le refus viscéral de l’antisémitisme. Au Conseil d’État, en juriste éminent, il cultiva une intransigeante passion de l’État de droit, au point que les plus enclins à s’affranchir de ses principes au nom d’une vision révolutionnaire du socialisme lui reprochèrent souvent son « légalisme ». C’est notamment au nom de ces valeurs, qui lui faisaient aimer d’un même élan le socialisme et la République, que Blum au moment du Congrès de Tours déclara à ses camarades, tentés par l’adhésion à la IIIe Internationale, fondée par Lénine au Congrès de Moscou : « Pendant que vous irez courir l’aventure, il faut que quelqu’un garde la vieille maison. » Au sein de La Revue blanche, il espéra un temps que sa destinée serait littéraire, car le leader du Front populaire pensait que l’humanisme avait quelque chose à voir avec les humanités. Sa culture littéraire profonde l’inscrivait dans le sillage d’une gauche attachée à l’esprit des Lumières. Attaqué et violenté par les ligues d’extrême droite, le 13 février 1936, au soir des obsèques de l’historien royaliste Jacques Bainville, il éprouva l’antisémitisme dans sa chair. Et s’il parvint à susciter l’espérance en engrangeant avec le Front populaire parmi les plus grandes conquêtes sociales du siècle, c’est parce que les socialistes et les radicaux constituaient le pôle solide et stable de ce Front. Il n’est qu’à relire l’article de Maurice Thorez, « Léon Blum tel qu’il est », publié en 1940, pour comprendre l’excommunication haineuse dont il fit longtemps l’objet de la part d’une partie de la gauche. Ceux qui excommunient aujourd’hui étanchent leur soif de radicalité en puisant à la même source sectaire. Ils occupent une place de choix dans le NFP. Voilà ce qui différencie fondamentalement l’original de son étrange copie.

Vous incarnez un autre courant, la social-démocratie. A-t-elle une place aujourd’hui ? 

J’aime moins la notion de social-démocratie que celle de socialisme. Si l’on veut que le socialisme ne faiblisse pas dans sa volonté de changer le cours des choses, vers plus de justice et de conquêtes sociales, il doit s’imposer à lui-même une exigence de sérieux et de crédibilité dans la gestion des affaires de l’État et de l’économie, sans laquelle la justice sociale n’est qu’une chimère. Le mur des réalités fait parfois aussi mal que le mur de l’argent. On me dira que la social-démocratie est le produit de cette alliance entre l’objectif de justice et l’obligation de réalisme. C’est vrai, mais la social-démocratie a parfois pu donner le sentiment de renoncer à ses buts, en oubliant que le réel demeurait le marchepied le plus sûr pour accéder à l’idéal. Certes, la social-démocratie se définit surtout, historiquement parlant, par les liens étroits qu’elle entretient avec les organisations ouvrières en Allemagne et en Angleterre et que le syndicalisme français a refusés avec la charte d’Amiens, en 1906. Certes, le socialisme a aussi parfois renoncé à ses buts avec le molletisme et a failli. Mais, par-delà les concepts, pour réussir, la gauche de gouvernement doit donc atteindre à la fois le but de la justice sociale et celui de l’efficacité économique, sans les opposer l’une à l’autre. Elle doit conduire la transition écologique et donc garantir la production, en ne cédant jamais à l’idéologie de la décroissance. Cela suppose, notamment, une politique énergétique réaliste, garantissant notre indépendance. Le socialisme doit être implacablement républicain, en refusant tout accommodement avec le communautarisme, en revendiquant la laïcité comme une valeur intangible de liberté, de tolérance et de respect, en affirmant son attachement à l’ordre républicain, aux principes fondamentaux de l’État de droit. Enfin, la gauche de gouvernement doit défendre la démocratie face aux dictateurs et se battre pour un ordre international fondé sur le multilatéralisme et le respect du droit international, dans un attachement sans cesse réitéré aux projets de concorde et de paix des pères fondateurs de l’Union européenne. 

Quelles valeurs pourraient réunir toute la gauche aujourd’hui ?

Ce qui définit la gauche ontologiquement, c’est le refus absolu de la violence et l’obsession de la justice et de l’égalité, et par conséquent un attachement profond aux services publics, au premier rang desquels figure l’école, et à ceux qui s’y consacrent. C’est la volonté de se rapprocher de la vérité et de la dire, c’est aussi le devoir de protéger le débat public des manipulations, des abaissements, des insultes et des emportements. C’est une relation aux biens communs (l’air, l’eau, la biodiversité…) qui doit conduire chaque génération à gouverner avec la préoccupation de celles qui suivront. C’est aussi une foi dans le progrès, autrement dit une fidélité à l’esprit des Lumières, à la pensée rationnelle, à la nuance – autant de principes sans lesquels il n’est pas de tolérance possible. 

Comment battre le RN ? 

Encore une fois, je comprends la nécessité de l’union de la gauche pour combattre le RN et, au-delà, de tous les républicains susceptibles de se reconnaître dans son combat, si toutefois la gauche est irréprochable, sincère et crédible. Ce que je conteste, c’est l’alliance avec l’extrême gauche, dont on a vu sous nos yeux les excès, les insultes et les outrances. Si l’on veut battre le RN, il faut être clair sur les valeurs et les principes. Cela ne relève en rien de la leçon de morale, mais de la recherche de l’efficacité politique, car si vous voulez battre le pire des partis, il faut que ceux qui ne pensent pas comme vous ne le préfèrent pas à ceux avec lesquels vous vous êtes alliés. Or, ceux-là – je veux parler de LFI – auront contribué à donner au RN une respectabilité qu’il ne méritait pas. Ils font eux aussi l’objet, désormais, d’un rejet profond.

Qu’est-ce qui vous empêche aujourd’hui de rejoindre une coalition de gauche qui va jusqu’à François Hollande et Jean-Marc Ayrault ?

La Convention est un lieu de débats et de réflexion qui aspire à contribuer à la refondation de la gauche de gouvernement. Au moment des élections européennes, j’ai donc dit à la direction du Parti socialiste et à Raphaël Glucksmann notre disponibilité pour participer à un large rassemblement, ce qui supposait que la liste soit ouverte et que nous fassions campagne ensemble. Cette main tendue n’a pas été saisie, pour ne pas déplaire à ceux avec lesquels on projetait déjà de s’allier après l’élection. J’ai alors compris que la ligne de Raphaël Glucksmann, qui était aussi la nôtre, serait préemptée et dévoyée par la direction actuelle du Parti socialiste, au lendemain de l’élection, pour poursuivre l’aventure de la Nupes, avec le même sectarisme qu’hier. Les événements ont montré que cette analyse était juste. 

Ce qui m’empêche de rejoindre le Nouveau Front populaire, c’est donc la conviction que seules la clarté, la sincérité et la constance peuvent, dans un monde où le calcul domine partout, emporter la conviction du plus grand nombre de Français qui ne veulent pas du pire ou qui sont écœurés par les jeux politiciens. Je comprends la position de ceux qui raisonnent autrement, mais je ne la partage pas. Je dis donc sans arrière-pensées et sans calculs ce que je crois bon pour notre pays. Comme il semble que nous soyons peu nombreux à penser ainsi, c’est sans préjudice causé à la masse de ceux qui ont fait d’autres choix. Et si nous devions avoir raison demain, alors nous aurions été utiles dans un moment troublé pour contribuer à ouvrir un autre chemin. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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