La formule d’un nouveau Front populaire lancée par François Ruffin a fait mouche parce qu’elle renvoie à une tradition de rassemblement de la gauche à chaque fois que la République est en danger – c’est ainsi que le « peuple de gauche » ressent la possible arrivée au pouvoir du Rassemblement national. Il y a de nombreux exemples dès le XIXe siècle de ces moments où les gauches se retrouvent dès lors qu’elles estiment que les libertés démocratiques et le caractère républicain de l’État sont menacés.

Entre insoumis, socialistes communistes, écologistes, il peut y avoir des divergences et même de sérieux conflits idéologiques mais, en l’espèce, l’ennemi désigné par François Ruffin, l’extrême droite à 40 %, et la référence au Front populaire, ont permis de trouver un accord de principe en très peu de temps. 

 

Un mouvement de grève inattendu

Même s’il faut toujours relativiser les comparaisons historiques – à l’époque, Hitler, Mussolini avaient pris le pouvoir, Franco allait suivre –, il existe tout de même quelques analogies entre ce que nous vivons et la période 1934-1935 : outre la pression des ligues d’extrême droite qui avaient organisé le 6 février 1934 la manifestation antiparlementaire qui s’était terminée tragiquement, il y avait la crainte que des modérés, voire certains élus issus de la gauche, ne se laissent attirer par une droite qui, elle-même, suivait une pente réactionnaire et autoritaire. Cela se concrétisera un peu plus tard, mais ce phénomène de dérive peut faire penser à certaines évolutions d’aujourd’hui chez Les Républicains.

Quand, en 1935, le gros du Parti radical, qui occupait le centre de l’espace politique, décida de s’allier avec la SFIO, le parti socialiste de l’époque, et avec le PCF, la victoire d’une coalition de gauche ne faisait plus aucun doute. L’une des surprises viendra du fait que les socialistes vont dépasser les radicaux en nombre de députés (149 contre 115). Ce sera donc un gouvernement Blum et non Daladier. L’autre surprise : le Parti communiste doublera le nombre de ses voix et obtiendra 72 députés, sept fois plus qu’auparavant. Il soutiendra le gouvernement sans y participer.

« La puissance de la gauche et du mouvement social sont plus faibles qu’en 1936 »

Une différence notable avec la situation actuelle concerne l’état du mouvement social et syndical : dès la victoire électorale, avant même la formation du gouvernement, un mouvement de grève se développe dans les entreprises et débouche sur des avancées sociales majeures (droit syndical, semaine de 40 heures, premiers congés payés, scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans) qui n’avaient pas été toutes prévues par la gauche, ni même par les syndicats. C’est la puissance de ce mouvement qui explique que certaines de ces mesures seront votées à la quasi-unanimité des parlementaires et acceptées par le patronat.

En 1936, les forces de gauche totalisaient 57 % des suffrages exprimés au premier tour des législatives. En 2024, le niveau de la gauche (32 %) est historiquement faible. On ne sait pas ce que ces élections législatives vont donner. Les optimistes pensent qu’un programme social et économique convaincant peut ramener à gauche les « fâchés pas fachos » qui votent RN. Sur ce point, on peut s’interroger. Ne serait-ce que parce que  les électeurs, aujourd’hui, ne se déterminent pas uniquement sur des préoccupations économiques et sociales.

Et si la gauche l’emportait le 7 juillet, elle serait confrontée à des difficultés dont son mode de gestion gouvernementale devrait tenir compte. Au-delà des rapports de force électoraux, les idées et la culture de gauche, le poids des syndicats et des associations sont plus faibles qu’il y a vingt ou trente ans. Les manifestations du 15 juin 2024 ont beau avoir été importantes, elles n’avaient pas l’ampleur de celles de 2002, au lendemain de l’accès de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle. Il ne faut pas se tromper sur l’état du pays, c’est la première condition d’une action efficace.

 

Blum, figure de la gauche de gouvernement

Notre mémoire collective conserve de 1936 une image mythologisée, un chromo qui gomme aspérités et contradictions. On se plaint aujourd’hui de la brutalité des échanges politiques, mais souvenons-nous que Léon Blum échappa en février 1936 au lynchage de jeunes royalistes dont le maître à penser, Charles Maurras, avait écrit qu’il était « un homme à fusiller, mais dans le dos ». Quant à l’allié de Blum en 1936, le communiste Maurice Thorez, il le comparera quatre ans plus tard à un « reptile répugnant ». 

L’image de Léon Blum, qui s’est cristallisée à partir de la seconde moitié du XXe siècle, est celle du leader d’une gauche raisonnable mais, avant 1936, Blum avait toujours refusé de faire partie de gouvernements dominés par les radicaux, et la SFIO se réclamait de la lutte des classes. Qu’il ait été le premier socialiste à gouverner a fait de lui un modèle pour une gauche de gouvernement qui réussirait à associer l’audace politique et sociale et la prudence qu’impose de gouverner en coalition. C’est sans doute cette image que François Ruffin convoque aussi en parlant de « Front populaire », une expression qui, en 1936, était employée par le PCF alors que la SFIO parlait de « Rassemblement populaire ». 

On peut d’ailleurs s’interroger sur les sous-entendus et les intentions de Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il a déclaré qu’en 1936, Blum n’était pas « au niveau de Manuel Bompard, ni de Mathilde Panot ou de Clémence Guetté, il était critique d’art et dirigeant marxiste du Parti socialiste ». Comment un aussi fin connaisseur de l’histoire peut-il travestir les faits à ce point ? Blum n’a jamais été critique d’art mais critique théâtral jusqu’en… 1914. En 1936, cela faisait dix-sept ans qu’il dirigeait le groupe des députés socialistes. Conseiller d’État, il avait aussi été chef de cabinet de Marcel Sembat, le premier socialiste à être devenu ministre, et il avait publié des réflexions théoriques sur cette expérience. 

 

Le Front populaire s’est dissous sur l’économie

Autre différence entre l’histoire et la mémoire : il nous reste de 1936 l’image d’une grande fête populaire avec des bals et les premiers départs en vacances au bord de la mer. Mais, sur le moment, les sentiments étaient plus partagés, notamment du fait des occupations des usines. La surprise a résidé dans le caractère pacifique du mouvement, à la différence d’autres exemples du passé ou de pays voisins. Toutefois, que l’affrontement politique ou social ait pu être conduit de manière civilisée n’empêcha pas l’inquiétude de grandir dans des milieux divers, pas seulement bourgeois. Le gouvernement Blum aura du mal à faire cesser les grèves, dont certaines retarderont de trois semaines l’ouverture de l’exposition universelle de Paris de 1937. 

Les difficultés économiques ont conduit à une prise de distance des radicaux, spécialement de leurs sénateurs, qui ont refusé le 23 juin 1937 les pleins pouvoirs financiers à Léon Blum. Le coup de barre à droite se poursuivra en 1938 avec la décision de revenir sur la semaine de 40 heures. Ces divergences ont davantage pesé sur la fin du Front populaire que les désaccords graves de politique internationale, notamment au sujet de la guerre d’Espagne.

 

Mitterrand, Jospin, Hollande et la méthode Blum

Le Front populaire a laissé une question en héritage à la gauche : comment gouverner plus de deux ans sans se fracturer sur la politique économique, financière ou fiscale ? D’une certaine manière, François Mitterrand a repris la méthode Blum, en commençant par les avancées sociales avant de décider une parenthèse de la rigueur qui n’a jamais été refermée. Le gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002) a procédé un peu de même, en durant cinq ans, un record ! François Hollande s’est écarté du modèle en essayant de réformer à bas bruit, mais l’absence d’un choc de satisfaction au départ lui a vite fait perdre la confiance de sa gauche.

On voit aujourd’hui ces questions revenir, par exemple à travers les différences de chiffrage du programme du Nouveau Front populaire entre la députée socialiste Valérie Rabault et le président insoumis de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Éric Coquerel. Ce sont des controverses légitimes : à partir du moment où la gauche veut faire bouger les lignes, il est normal qu’elle nourrisse un débat pour savoir jusqu’où elle peut aller dans l’action transformatrice. Dès que l’on change une politique, on court le risque de déséquilibrer l’économie et l’ensemble du corps social. Mais si l’on ne tente rien, on risque de vérifier une nouvelle fois le célèbre aphorisme de Jules Renard : « Pour arriver, il faut mettre de l’eau dans son vin jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de vin. » 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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