Comment percevez-vous l’état du pays, à quelques jours des élections législatives ? 

Nous sommes dans un pays déprimé et enfiévré, où dominent le sentiment d’un délitement du corps social et l’impression que le politique est à la fois impuissant et totalement hermétique aux mobilisations sociales, comme ç’a été le cas pour les retraites. En parallèle, le pouvoir en place a fait prospérer une stratégie de fracturation du pays, le tout sur un terreau d’inquiétude, notamment climatique, bien réel, qui aboutit à un cocktail de malaise général. On le voit d’ailleurs dans les témoignages de ceux qui vont voter pour le RN  : c’est souvent un vote de dépit, de mal-être, de résignation, et non de foi ou de conviction. On va voter pour eux « parce qu’on n’a jamais essayé ». C’est cela le pire. Car l’agenda de l’extrême droite dans le contexte actuel achèverait d’effriter le pays. 

Face à cette situation explosive, la gauche semble se trouver dans une position assez paradoxale : elle apparaît dans les sondages comme le dernier rempart contre l’extrême droite, tout en restant à un niveau historiquement faible…

Il faut être honnête : la gauche et les écologistes sont parties prenantes de cette situation, sans quoi ils seraient apparus de longue date comme un horizon positif. Il y a d’abord eu le désaveu de la fin du quinquennat Hollande – et la gifle que lui a infligée le corps social en élisant celui qui l’avait trahi. Puis le rassemblement opportuniste au sein de la Nupes dans le contexte du revers cuisant des dernières législatives. Et enfin, son explosion violente sur fond de tensions très vives, qui ont atteint leur summum lors des dernières élections européennes. Quand on voit, depuis quelques jours, le dépassement de toutes ces divisions, cela pose la question de la crédibilité de cette nouvelle union. Elle n’est pas évidente, il n’y a pas une trajectoire politique claire qui s’en dégage. Toutefois, cela ne signifie pas qu’elle ne peut pas fonctionner. Dans le contexte extrêmement déprimé que j’ai décrit, le Nouveau Front populaire répond à une urgence politique. Et ça, Emmanuel Macron ne l’avait pas anticipé. Lui qui ne connaît pas la force du collectif et la puissance d’un appareil, il avait sous-estimé la capacité de la gauche à s’unir et à produire, si rapidement, un tel résultat. Alors non, nous ne sommes pas dans le scénario du pire, celui du désespoir qui aurait vu à la fois l’effondrement du macronisme et l’éparpillement d’une gauche en miettes. Il reste une lueur d’espoir pour enrayer la mécanique de l’ascension au pouvoir de l’extrême droite.

Le Nouveau Front populaire peut-il vraiment l’emporter ? 

Sur le papier, et sur la base des dynamiques à l’œuvre aux européennes, cela s’annonce très compliqué. Cela n’aurait pas été le cas dans une élection présidentielle – et c’est pour cela que la faute d’Emmanuel Macron est si grande. Dans une élection présidentielle, on additionne simplement toutes les voix, et on peut compenser des pertes dans certains endroits par une mobilisation forte ailleurs. Dans le cas des législatives, chaque circonscription est unique. Une forte mobilisation anti-RN à un endroit n’aura aucun impact sur la région voisine. Et ce Parlement sera élu pour cinq ans, si bien qu’en 2027, un président RN n’aurait même pas besoin d’être confirmé par de nouvelles législatives. La barre est donc incroyablement haute. Alors, l’union de la gauche peut-elle gagner ? Je pense qu’il peut y avoir, là aussi, des votes de raison, à défaut de votes d’adhésion. Il peut y avoir un sursaut au nom d’une certaine vision de la France. C’est pourquoi le discours d’Emmanuel Macron renvoyant dos à dos les « extrêmes » est si scandaleux ! Ce président, pour qui beaucoup ont voté afin de faire barrage à l’extrême droite, vient de reprendre à son compte le terme d’« immigrationniste » pour qualifier la gauche. Va-t-il bientôt parler de priorité nationale ? En chamboulant les repères politiques, il ouvre la voie à la victoire de l’extrême droite. Même Raphaël Glucksmann, qui n’est pas au premier rang des fans de cette alliance, a jugé qu’une LFI diluée serait toujours moins dangereuse qu’un RN pur sucre.

Restent des incertitudes sur l’identité politique d’une coalition formée en quelques jours, et allant de François Hollande à Philippe Poutou…

C’est justement intéressant, car cela va complètement à l’encontre de la culture française, notamment celle qui a dominé ces dernières années sous Macron, dans laquelle il n’y a qu’un seul et unique chef. On a fait l’expérience d’un Parlement piétiné et d’un président totalement libre. Ça ne donne pas une politique cohérente, seulement une politique brutale. À l’inverse, une coalition oblige au dialogue et au compromis, et, finalement, garantit une certaine stabilité. Le travail des sociologues le montre, les Français, historiquement, ont apprécié vivre dans des situations de cohabitation. Il y a un goût pour quelque chose de plus équilibré. Je serais donc curieuse de voir ce qui se passerait dans ce cas-là – et pas uniquement parce que cela voudrait dire que l’on a évité une victoire du RN !

« Le point d’équilibre ne se fait jamais à l’une des extrémités de la coalition »

Mais se pose tout de même une question de leadership, symbolisée par l’incertitude quant à l’identité de l’éventuel Premier ministre. Que répondre aux électeurs modérés qui craignent une mainmise de LFI, notamment ?

La seule chose qui compte, pour l’instant, c’est le nombre de députés élus. Ensuite, on pourra se demander quelle coalition construire. Essayons de retrouver les leçons de nos ancêtres qui ont vécu sous la IVe République : regarder l’état des forces en présence à l’Assemblée et voir ce que l’on peut faire avec. Ce qui est certain, c’est que si l’on se réfère à cette expérience historique, le point d’équilibre ne se fait jamais à l’une des extrémités de la coalition, quel que soit son poids. Quant à l’identité du Premier ministre, elle intéresse les commentateurs, mais la question ne se posera sérieusement qu’au lendemain de l’élection, si elle est gagnée. C’est un problème de riches. Il y a bien d’autres priorités d’ici là pour éviter que le RN ne soit majoritaire. 

Comment convaincre justement les électeurs tentés par le RN ? Par des arguments moraux ?

Ce n’est pas une question de morale que de faire barrage à l’extrême droite. Ça peut l’être quand il s’agit d’un seul élu, mais là, il s’agit d’empêcher que la France, et ce qui constitue la France, soit attaquée. L’extrême droite est comme ces fraudeurs qui se font passer pour le service de sécurité de votre banque : ils sont très polis, très lisses, et tentent par tous les moyens de gagner votre confiance pour mieux vous détrousser. Que ce soit le RN qui donne des leçons de lutte contre l’antisémitisme par exemple, quand on connaît son histoire, c’est sordide. Quant au prétendu programme social de Marine Le Pen, il ne sera pas à l’avantage de ceux qui croient pouvoir en bénéficier, mais au contraire de ceux qui font leur campagne – en l’espèce, un milliardaire bien connu. La logique d’escroquerie politique derrière l’énorme soutien financier et médiatique donné à l’extrême droite crève les yeux.

Que retenez-vous du programme du Nouveau Front populaire ?

Il reprend de nombreuses propositions portées par la société civile, que ce soit sur les questions liées au logement ou aux discriminations… À Oxfam, nous sommes particulièrement en phase avec les propositions sur la fiscalité, qui aideraient à résorber les inégalités, aggravées drastiquement par ce quinquennat et demi, et qui permettraient de dégager des moyens pour les services publics. J’entends les critiques sur le chiffrage de ce programme… Je rappelle toutefois que ce n’est pas une majorité issue du Nouveau Front populaire qui est actuellement sous le coup d’une procédure de Bruxelles pour endettement excessif, mais bien celle du président Macron, le soi-disant spécialiste de la finance ! Quand on ne cesse de faire des cadeaux fiscaux aux plus riches, on perd de l’argent… Si cette coalition politique l’emporte, nous exigerons des rendez-vous tous les mois pour vérifier que les engagements sont bien tenus ! Il est crucial que cette espèce de corde de rappel que constitue la société civile joue son rôle. 

La CGT a pour la première fois appelé directement à voter pour une formation, le NFP. La société civile (les associations, les syndicats…) peut-elle justement jouer un rôle décisif dans cette élection ? 

Nous, la société civile, nous ne connaissons pas ce handicap d’avoir été les ennemis les uns des autres. En France, nous gardons la mémoire très forte de l’alliance intersyndicale, de Solidaires jusqu’à la CFTC. Et nos grandes ONG, du Secours catholique à Attac en passant par Oxfam ou Greenpeace, ont l’habitude de travailler ensemble. C’est pour cela que nous avons pu, avec d’autres organisations du Pacte du pouvoir de vivre et de l’Alliance écologique et sociale, lancer la « Coalition 2024 », pour proposer des transformations de la société, répondre au dépit et à la désespérance, sans être encombrés d’un agenda électoral. La société civile est résolument engagée, elle entend montrer combien une majorité du RN serait une catastrophe pour notre pays, pour ce que l’on sait être la France : l’accès à la santé, à la possibilité de la solidarité, etc. C’est une voix autre que celle des politiques, elle s’exprime différemment mais porte loin. Car l’enjeu le plus important, ce n’est pas le premier tour, mais le second, quand il va s’agir de faire battre les candidats de l’extrême droite – y compris en votant pour des candidats de droite dans certaines circonscriptions ! – ou bien, à l’inverse, en accompagnant des gens pas forcément convaincus par l’idée de voter pour le Nouveau Front populaire. 

Croyez-vous au front républicain dans cette élection ?

Il n’est plus de même nature que par le passé. À l’origine, il s’agissait d’éviter l’élection de députés RN. Là – et je crains qu’on n’en ait pas assez conscience –, c’est pour éviter d’avoir un gouvernement d’extrême droite au lendemain du 7 juillet. C’est complètement différent. Alors je ne peux pas vous dire ce que devrait faire le Nouveau Front populaire. En revanche, je peux vous dire ce que pense Oxfam : il faut tout faire pour que l’extrême droite ne soit pas élue. Et le meilleur moyen pour empêcher l’élection de quelqu’un, c’est de voter pour le candidat qui lui fait face. 

Que dites-vous à ceux qui, dans un duel entre le Nouveau Front populaire et le RN au second tour, hésiteraient encore ?

Que la majorité absolue d’extrême droite risque de se jouer à quelques députés, et donc à quelques voix dans les circonscriptions les plus serrées. Chaque Français et chaque Française va être dans une position de grande responsabilité. Vous connaissez mon parcours, mon histoire. Et pourtant, comme citoyenne, je voterai des deux mains pour un candidat Renaissance ou LR, s’il est face à un député Rassemblement national. Et j’espère bien qu’il en sera de même dans l’autre sens. Je comprends les réserves que certains peuvent avoir face à un candidat du Nouveau Front populaire. Mais je suis convaincue qu’il faut hiérarchiser les emmerdes. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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