Si l’obsession des femmes pour la beauté s’explique au regard de siècles d’enfermement dans leur corps-objet, si elle traduit le poids des injonctions patriarcales à la disponibilité sexuelle, si elle nourrit la dynamique néolibérale de la concurrence intraféminine, alors il est grand temps de nous réapproprier notre apparence et le soin que nous en prenons dans une perspective féministe. Je propose de réinterpréter le souci esthétique féminin en posant la question du sens que revêt cette activité par laquelle une femme modèle quotidiennement son corps comme un préalable indispensable à son entrée dans le monde.

S’affirmer comme un sujet féminin implique de réfléchir sa corporéité, dans les deux sens d’une projection hors de soi de son image féminine et d’une réflexion sur cette image. Très prosaïquement, chaque femme fait l’expérience, chaque jour, de cette mise en abyme devant son miroir : se regarder, considérer son reflet, le modifier, se regarder à nouveau, pour enfin se l’approprier dans une version qui soit en adéquation avec son aspiration subjective. Car il ne s’agit pas tant de se mettre en conformité avec les canons du beau tel qu’il est socialement prescrit (et qui n’est qu’un étalon par rapport auquel les femmes ont la capacité d’une mise à distance réflexive), que de mobiliser les critères très personnels par lesquels l’image de soi corporelle coïncide avec l’image de soi subjective.

Se soucier de sa beauté et travailler son image, c’est chercher une représentation de soi dans laquelle l’être et l’apparaître se tiennent ensemble pour donner à voir celle que nous sommes.

Cette appropriation active de notre apparence n’a en réalité pas de destinataire, elle relève d’un projet de coïncidence à soi qui n’a que très peu de liens avec les normes patriarcales d’un corps sexualisé et stéréotypé. Se soucier de sa beauté et travailler son image, c’est chercher une représentation de soi dans laquelle l’être et l’apparaître se tiennent ensemble pour donner à voir celle que nous sommes. À propos de l’acte d’orner, le philosophe belge Jacques Dewitte nous dit, dans La Manifestation de soi (La Découverte, 2010), qu’il produit un « accroissement d’être » venant révéler ce qui était là : « L’ornement véritable n’est pas un cache-misère qui dissimulerait ou embellirait quelque chose de laid. Il est la confirmation et le redoublement d’une beauté déjà existante. »

En choisissant les formes et les couleurs dans lesquelles elles se présentent aux autres, les femmes disent ainsi la valeur qu’elles se confèrent en tant qu’êtres dignes d’être ornés, c’est-à-dire aussi dignes d’être aimés. Elles savent par ailleurs très bien à quoi elles « ressemblent », elles savent qu’elles ne se transformeront jamais d’un coup de rouge à lèvres magique en ces icônes irréelles qui hantent leur quotidien. Il s’agit donc de jouer avec les diktats, pour les refuser, les réinterpréter ou les détourner, et trouver les modalités singulières selon lesquelles chaque femme souhaite se représenter. Cette démarche d’autoreprésentation recèle la possibilité d’une joie, celle de déterminer librement notre être-apparaître au monde.

L’attention portée à notre image obéit à une logique proprement inverse à celle de l’aliénation à laquelle elle est communément ramenée

Si l’on redéfinit ainsi la quête de la beauté comme une dynamique réflexive visant à reprendre possession d’un corps objectivé et asservi, alors les femmes ne sont plus des objets façonnés par le regard des hommes, mais bien des sujets appliqués à devenir ce qu’elles sont. Comprise en ces termes, l’attention portée à notre image obéit à une logique proprement inverse à celle de l’aliénation à laquelle elle est communément ramenée, elle témoigne d’une expression de soi destinée à faire de nos corps, enfin, des corps-sujets. 

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