Personne n’ignore que la beauté d’un visage, d’une silhouette ou d’une tenue déclenche chez ceux qui l’observent des a priori favorables, une fascination et une attirance. Ces constats ne sont pas une nouveauté, mais les privilèges qui s’attachent à la beauté physique sont tels qu’ils font désormais l’objet d’une croissante remise en cause, autant qu’ils expliquent certaines stratégies de réussite sociale qu’on aurait tort de résumer à une simple démarche narcissique.

Les études scientifiques portant sur les stéréotypes associés à la beauté sont en effet légion et elles établissent qu’aux yeux de tous « ce qui est beau est bien ». Toutes les qualités sont prêtées en un coup d’œil (quelques centièmes de seconde) et de façon inconsciente à ceux qui ont belle apparence. Ils sont heureux, sympathiques, sociables, intéressants, attirants, etc. Le problème est que, parmi ce florilège de qualités, la plupart, pour ne pas dire toutes, sont décisives lorsqu’il s’agit de sélectionner, par exemple, des candidats à l’embauche : compétence, intelligence, conscience professionnelle, créativité, honnêteté. Ces biais de perception posent deux difficultés. D’une part, il n’est pas pertinent de laisser ses sentiments tenir lieu de mesure de la personnalité, des compétences ou encore de l’intelligence. Le feeling, c’est-à-dire l’intuition, est certainement une méthode pour déterminer l’issue d’une rencontre amoureuse, mais n’est guère adapté pour choisir un contrôleur de gestion. D’autre part, les biais cognitifs conduisent non seulement à privilégier les plus beaux, mais aussi à écarter ceux qui le sont moins ou, pire, sont jugés disgracieux. Ces inégalités de traitement dans tous les domaines de la vie sociale sont souvent tenues pour naturelles, acceptables, voire bien compréhensibles. Mais elles sont source de discriminations de grande ampleur, qui ont été longtemps ignorées et sont encore insuffisamment mesurées.

Des discriminations de grande ampleur longtemps ignorées et encore insuffisamment mesurées

En France, selon les enquêtes du Défenseur des droits, le premier motif de discrimination que déclarent les demandeurs d’emploi est l’âge. L’âgisme est particulièrement fort dans notre pays selon les comparaisons internationales, et les difficultés d’accès à l’emploi des seniors posent un évident problème que la question des retraites a mis à l’agenda. La jeunesse étant étroitement associée à la beauté, les stigmates physiques du vieillissement sont dès lors un motif de discrimination. Le deuxième motif mentionné par les demandeurs d’emploi est l’apparence physique. Quand on sait par exemple que 18 % des Français sont obèses, et près de la moitié en surpoids, on prend la mesure du nombre de personnes concernées. Le surpoids et l’obésité (surtout pour les femmes) comme la petite taille (pour les hommes cette fois) ne correspondent pas aux standards de beauté et sont donc à l’origine de discriminations importantes. Pour obtenir un poste ou une promotion en France, des demandes concernant le physique sont fréquemment formulées par les employeurs – changer de coiffure, de maquillage, d’épilation et de barbe, ou encore perdre du poids et porter des tenues plus sobres ou plus sexy… – comme le rappelle le baromètre du Défenseur des droits. Les discriminations en raison de la beauté sont également bien connues s’agissant des salaires et des carrières. La « prime de beauté » est équivalente à plusieurs années d’études et se compare à d’autres types de discriminations plus connues comme le sexe. Pire, elle entre désormais dans les critères qu’utilisent les algorithmes pour trier les CV, en écho aux pratiques déjà observées chez la plupart des recruteurs.

Dans les défilés des grandes Fashion Weeks, la présence de mannequins en surpoids, seniors ou handicapés reste extrêmement réduite et a très peu progressé

Autre volet du problème : les discriminations frappent plus durement ceux qui sont issus de milieux modestes. La beauté est un capital qui suppose des frais, et c’est de plus en plus vrai depuis que se développent les dépenses de médecine et de chirurgie esthétiques. L’obésité est de son côté nettement plus fréquente dans les catégories sociales modestes. Par ailleurs, avoir une belle apparence implique non seulement des dépenses, mais aussi la maîtrise de certains codes sociaux (du choix des vêtements à celui des bijoux ou de la bonne coupe de cheveux). La beauté a toujours été associée inconsciemment avec le statut social (le prince et la princesse sont beaux, les grands hommes sont grands, etc.). Et, de fait, les beaux gagnent davantage, ont une meilleure carrière, font de beaux mariages, auront plus de notoriété ou de followers, et seront plus souvent élus s’ils veulent faire de la politique.

À ces discriminations s’ajoutent des moqueries, des mises à l’écart et du harcèlement dans l’ensemble de la vie sociale. L’apparence physique est le premier motif de ces traitements injustes. Et dans un cadre scolaire, ils constituent une violence aux conséquences lourdes. Les effets psychologiques sur la santé mentale des traitements injustes, du harcèlement et des discriminations sont de mieux en mieux identifiés. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a ainsi alerté sur les problèmes de santé mentale que pose l’âgisme. La tyrannie de la minceur est aussi un enjeu de santé publique. L’usage des réseaux sociaux et l’exposition à des images de personnes à la beauté inaccessible ont des effets de dégradation de l’estime de soi et de l’image corporelle, provoquent des pathologies comme la dépression et la dysmorphophobie – une obsession pour un défaut physique léger, voire imaginaire, qui prend aux yeux de la personne une importance démesurée et a des conséquences nuisibles.

La France est, depuis 2001, le seul pays qui mentionne les discriminations en raison de « l’apparence physique »

Que faire contre de telles dérives ? Les actions pour enrayer les effets dévastateurs du culte de la beauté empruntent plusieurs voies, qui vont du droit de la discrimination aux politiques d’inclusion et de diversité.

La prise en compte de la beauté dans la législation des différents pays est encore très modeste et, sauf exception, indirecte, mais elle progresse. La France est, depuis 2001, le seul pays qui mentionne les discriminations en raison de « l’apparence physique », ce qui inclut selon le Défenseur des droits les corps et les modifications corporelles (tatouages, maquillage, piercings, cheveux par exemple), ainsi que le vêtement et les accessoires. Aucun autre pays n’a de la sorte ouvert la voie à la lutte contre les discriminations en lien avec la beauté ou son absence (seule la Belgique mentionne l’apparence physique hors interventions humaines comme les piercings ou les tatouages).

Dans la législation des autres pays, les discriminations en raison du physique ne sont présentes que de façon indirecte ou incomplète. Au niveau européen, la discrimination envers les personnes obèses a été reconnue par assimilation à un handicap ; l’État américain du Michigan a, lui, introduit dans la loi des critères reposant sur la taille et le poids. Il faut ajouter que le droit de la discrimination intègre en général la notion d’âge. Enfin, le handicap est toujours une discrimination reconnue, et il est bien souvent visible. D’autres critères sont, en revanche, plus difficiles à mettre en avant : il apparaît toutefois que certaines exigences en matière d’apparence pesant sur les femmes – « être belle et sexy » pour vendre, par exemple, en perdant du poids, en portant certaines tenues ou des talons hauts – peuvent s’analyser comme une discrimination en raison du sexe, puisque les hommes n’y sont pas soumis.

L’autre moyen d’agir pour limiter la tyrannie de la beauté est de modifier les images visibles sur les écrans et dans les visuels publicitaires. Dans la publicité, on note ainsi depuis quelques années l’apparition de modèles en surpoids ou seniors et de photos sans retouches montrant des imperfections (cellulite, vergeture, rides…). La loi française impose d’ailleurs de mentionner le fait que les images sont retouchées lorsque la silhouette du modèle a été retravaillée. Dans l’audiovisuel, les progrès sont limités alors même que la loi oblige les chaînes à refléter la diversité de la société française. Au cinéma, où l’on note une diversification, les femmes seniors se mobilisent pour remédier à la relative invisibilité des actrices de leur âge. Mais dans les défilés des grandes Fashion Weeks, la présence de mannequins en surpoids, seniors ou handicapés reste extrêmement réduite et a très peu progressé. La démarche des annonceurs, des publicitaires ou des diffuseurs consiste en général à présenter d’autres formes de beauté, en jouant sur la diversité des physiques de leurs égéries, plutôt que de renoncer au pouvoir de séduction lui-même. Certes, c’est déjà un progrès important de montrer des physiques différents pour souligner que beauté et jeunesse, ou beauté et minceur, ne vont pas irrémédiablement de pair, mais aller plus loin reste compliqué. On ne modifie pas l’emprise de la fascination pour la beauté ou les canons mêmes de cette beauté en quelques années. La prise de conscience et la dénonciation des privilèges que confère la beauté sont encore trop récentes pour qu’à l’heure des réseaux sociaux nous parvenions à en circonscrire les effets. 

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