Dans la pièce Batoum de Boulgakov, le jeune Staline, exclu du séminaire, reçoit un « voltchi bilet », un « passeport de loup » – document attestant les penchants politiquement suspects du détenteur. L’antithèse d’un certificat de bonnes vie et mœurs…
Terminé en juillet 39, Batoum est un cadeau pour le soixantième anniversaire de Staline. Le dictateur la lit, l’apprécie, l’interdit. Boulgakov tombe malade et s’éteint quelques mois plus tard, moins meurtri par le veto que par le poids de sa propre complaisance : offrant une preuve de loyauté, il a vendu son âme. Et le comble, son allégeance n’a pas réussi à l’absoudre de sa mauvaise réputation ! De son voltchi bilet… Lui qui espérait que le Guide, devinant l’allusion, le débarrasserait de cette marque d’infamie.
Loup, il se l’est senti bien avant Batoum. Le 30 mai 1931, il écrit à Staline : « Dans le vaste champ des belles-lettres, en URSS, j’étais le seul loup littéraire. On me conseilla de teindre mon pelage. Un conseil absurde. Quoique teint ou tondu, un loup ne ressemble pas à un caniche… Durant plusieurs années, on me traqua selon les règles de la chasse littéraire… À la fin de 1929, je m’écroulai. Même une bête peut être fatiguée. » L’écrivain dresse le bilan de la battue : pièces proscrites, textes censurés, pertes d’emplois, haineuses attaques dans la presse… Une prière se renouvelle dans ses amers hurlements adressés à Staline : puisque je suis une bête d’une race intellectuellement étrangère, laissez-moi partir là où un loup n’a pas à se renier.
À Paris, ses textes sont publiés, l’une de ses comédies traduite et jouée – le nom de Boulgakov ne provoque pas la hargne persécutrice de la part de ses confrères. Un rêve s’épanouit, complexe et profond, nourri de sa passion pour la France, un rêve très réel (le rideau de fer n’est pas encore étanche) et chimérique car la gravitation totalitaire forcit de jour en jour.
Non, aucune gallomanie béate en lui ! Un Paris touristico-folklorique ne fait que l’amuser. Cette francité-là éblouit les héros de sa comédie L’Appartement de Zoïka, tous en pâmoison devant la mode, les vins, la gastronomie, la galanterie, l’art de vivre, ces bons vieux clichés du charme français. Le loup traqué voit bien au-delà de ce joli itinéraire balisé. Il songe à un pays qui a su, mieux que les autres, exprimer l’âpre conflit entre l’artiste et le pouvoir, la liberté de créer et le carcan politique.
Parmi les révoltés qui peuplent ce rêve littéraire, de Villon à Zola, Boulgakov en distingue un – « son » Molière qui lui a appris les techniques de résistance face à ceux qui cherchent à étouffer la voix du poète. Le maître français apparaît dans le roman biographique que le Russe lui consacre et, plus incarné, au théâtre, dans La Cabale des dévots. Malgré le succès, la pièce est retirée de l’affiche après sept représentations : les tartuffes veillent.
Aguerri par l’adversité, Boulgakov défie les rabatteurs du «littérairement correct » : leurs dogmes qui brisent tout élan créateur, leur censure épiant chaque écart de pensée, leur lâcheté d’intellectuels-caniches s’adaptant à la médiocrité de la culture surveillée. Et les cabales des critiques qui,
devançant avec servilité la volonté du Guide, s’empressent de délivrer à l’écrivain son voltchi bilet.
Le loup expire le 10 mars 1940. Défaite ? Échec d’un condamné sursitaire ? Remords mortel d’un fauve aux abois qui a tenté, en écrivant Batoum, d’attendrir les chasseurs ? Oui… Mais seulement si l’on oublie que Staline assista, secrètement, dix-sept fois (!) à la représentation des Jours des Tourbine, cette « pièce insolemment contre-révolutionnaire », comme la dénonçait la critique officielle. Habitué aux reptations des littérateurs courtisans, le Guide fut subjugué par le souffle de cette bête insoumise qui lançait ses rugissements sans se soucier de leur conformité politique. Mieux encore : ancien séminariste, Staline fut mis en présence d’un idéal qui démentait l’avenir radieux bâti à coups de goulags. Cet idéal, intensément étranger à sa vision carcérale, l’ébranla, l’émut aux larmes, l’empêcha de tuer le dramaturge dont la témérité frisait la folie.
Le 18 avril 1930, téléphonant à Boulgakov, Staline a laissé miroiter une vague promesse : « Peut-être, vraiment, devriez-vous partir à l’étranger ? » Il ne savait pas que l’écrivain chérissait un espoir très humble dont il a souvent parlé à son frère Nikolaï : venir à Paris, s’incliner devant le monument à Molière…
Me retrouvant à cet endroit, il m’arrive d’imaginer ce lycanthrope de Boulgakov discourant, à mi-voix, avec son vieux maître de joutes littéraires. Transporté dans notre présent, le Russe confie à Molière son beau rêve français d’autrefois. Tous deux restent songeurs, poussant de longs soupirs… Puis, ils sourient et se disent que, malgré la battue qui nous enserre de plus en plus, il est toujours possible de continuer le combat.

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