Mes parents ont quitté l’Albanie dans des conditions terribles, en 1956. Une nécessité profonde s’impose parfois. Cela peut être douloureux de venir en France. Notre famille a figuré sur une liste noire jusqu’à l’avènement du nouveau régime, en 1989. En vérité, mes parents sont arrivés en France dans le but de partir ensuite aux États-Unis. Finalement, ils ont choisi de rester. Mon père était menuisier, ma mère était bergère. Elle ne savait pas lire.

Vivre dans un pays étranger devait accroître son isolement.
J’ai réalisé que je m’étais mis à danser pour que ma mère puisse me lire. Mes parents ont décidé de rester en France non pas pour le rêve, mais pour le réel français : il y avait du travail et un fort accompagnement social pour les plus démunis. Si j’ai grandi à Champigny-sur-Marne, j’ai été élevé à l’albanaise. Nous obéissions aux traditions un peu arriérées du temps de l’Empire ottoman.

Ce fut une lutte, de devenir français ?
Ce fut surtout salvateur. J’avais l’impression de venir des ténèbres et d’aller vers la lumière, vers la France des Lumières au sens propre du terme. L’Albanie, mon pays imaginaire, veut dire « le nid des aigles ». La France, c’était un champ à explorer. Je me suis senti comme un explorateur, j’absorbais tout ce que je pouvais de la France, à commencer par sa langue. J’entends parfois qu’elle a raté sa politique d’intégration. Je n’avais pas cette impression. Dans ma jeunesse [A.P. est né en 1957], je sentais qu’on me donnait toutes les clés, toutes les opportunités. Je les ai saisies. La France représentait un champ immense de possibles. J’étais convaincu que je pourrais m’épanouir dans cette société. J’avais confiance. Je vivais dans une cité, j’ai choisi la danse, c’était bizarre et décalé, ce n’était pas le hip-hop mais le classique et le contemporain. 

Pourquoi la France et la danse forment-elles à vos yeux un tout indissociable ?
Je pratiquais le judo. Un jour, une fille de ma classe m’a montré dans un livre une magnifique photo de Noureev. Il était comme en extase, suspendu dans un saut. La légende disait : Rudolph Noureev transfiguré par la danse. Je ne comprenais pas bien ce mot, mais je sentais ce qu’il signifiait, quelque chose comme la grâce. J’ai voulu danser. Mes premiers cours, je les ai pris en pantalon de kimono, un peu comme dans le film Billy Elliot où le gamin passe de la boxe à la danse…… Plus tard, j’ai montré des spectacles dans les prisons. Je redoutais les dénigrements. Les détenus étaient au contraire très impliqués. J’ai compris ce que la danse avait pu représenter pour moi. Quand on est prisonnier ou enfant d’immigré, votre corps est le dernier territoire qui vous appartient. Mon corps était ma richesse pour me battre dans la vie. Je l’ai cultivé.

Où vous sentiez-vous le mieux ?
À l’école, car c’était un lieu d’égalité. Bien que fils d’immigrés albanais, j’étais à égalité avec les autres. Réussir ne dépendait que de moi. La France devenait un terrain d’aventure intellectuelle, un jeu d’échecs assez ludique. L’école m’a aussi libéré du carcan familial avec son poids écrasant, son code d’honneur, son clanisme. J’y trouvais une véritable ouverture d’esprit à travers mes camarades et en découvrant les grands auteurs, Voltaire, Rousseau. Puis je me suis plongé dans la philosophie en dehors même du programme scolaire. J’ai dévoré Nietzsche et Les Chants de Maldoror. C’était ma crise d’adolescence! J’ai pu alors me réaliser.

C’est en France qu’est né votre sentiment européen ?
J’ai trouvé ici les plus fortes valeurs de l’Europe : la justice, l’humanisme. En revanche, j’ai été atterré par le non au référendum de 2005, comme si la France avait fait machine arrière de façon poltronne. Elle a choisi de se mettre en retrait en renonçant à écrire la suite de l’histoire. Ce pays est un alliage curieux : on nous envie beaucoup de choses dans le monde, que nous ne sommes plus en mesure d’apprécier. Quand on voit comment Obama s’est battu pour l’aide à la santé…


Propos recueillis par E.F.

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