Dans un dossier spécial « La Chine en France », je m’attends instinctivement à des enquêtes sur le respect aléatoire des normes dans la restauration, la réussite intrigante des entrepreneurs du textile à Aubervilliers ou, plus récemment, la multiplication des attaques de cars de touristes chinois et les investissements alarmants dans le vignoble bordelais. Je suis donc bienheureuse de contribuer à ce numéro : ça me changera des lectures truffées de jeux de mots, du style « ça a du chien », « on nem pas » ou « il y a du sushi à se faire », au goût prononcé de « péril jaune » pour faire frémir dans les chaumières. 

J’ai 40 ans cette année, et c’est toujours la même chanson. Bien que née en France, si j’oublie un instant la trajectoire de mes parents sino-cambodgiens, la vie ne tarde jamais trop à me la rappeler. On me demande encore d’où je viens, et si je réponds que je suis de Grenoble, dans l’Isère, on peine à me croire. « Non mais, d’où viens-tu vraiment ? » Je suis fatiguée de satisfaire la curiosité du premier quidam interpellé par la forme de mes yeux. Et fatiguée des clichés genre : « j’adore la cuisine asiatique ». Parlez-vous de « cuisine européenne » en mettant dans le même sac la galette de blé noir, le goulasch et la tortilla ? C’est si saugrenu de regarder les autres à travers une lorgnette quand on s’observe avec la plus grande attention. Les communautés chinoises en France ne s’accordent qu’au pluriel : entre les descendants des travailleurs de la Grande Guerre, les réfugiés de l’opération Yellow Bird, la diaspora de l’ex-Indochine, les migrants économiques ou les étudiants qui sont restés, il y a probablement moins de points communs qu’entre vous et moi. 

« On vous aime bien, vous, les Asiatiques, pas comme les autres, là ! » Pendant longtemps, je croyais avec une sorte de fierté coupable que tous les Asiatiques étaient travailleurs et discrets, comme mes parents. Que tous les stéréotypes avaient « un fond de vérité ». Puis un jour, j’ai compris que ce qui se vérifiait, c’était surtout les histoires qu’on se répétait en mode prophétie autoréalisatrice. Qu’en fait, ce qui avait rendu mes parents si bosseurs et taiseux, c’était d’avoir tout perdu et tout à refaire. Il n’y avait rien de génétique dans leur regard baissé. Ce que je pensais être de la résignation était au fond de l’empressement. Mes parents n’avaient pas le temps pour autre chose que leur herbe qu’ils ont fait pousser plus verte que dans leurs rêves les plus fous. 

Mes parents disaient « les Français » pour parler de mes camarades d’école et, plus tard, de mes collègues de travail. Dans leur esprit, ne serai-je jamais aussi française que les autres ? Entre nous, ils les nommaient les Gweilo (en cantonais) ou les Laowai (en mandarin), ce qui signifie les « vieux fantômes » ou les « vieux étrangers », en référence aux Occidentaux menaçants et destructeurs qui avaient envahi leurs contrées. Leurs fantômes rôdent encore dans les contes pour enfants pas sages, inspirés des guerres de l’opium, de la présence française en Asie du Sud-Est et des souvenirs de Marguerite Duras.

« En tant que Blanc en Chine, moi aussi on me regarde bizarrement là-bas. » Les clichés ont la peau dure, et les Français n’y échappent pas. Clairement, en France, nous ne sommes pas tous romantiques, élégants, gastronomes, châtelains, bons vivants, poilus, porteurs de béret ou experts en baiser avec la langue. Il suffit de poser un pied à Roissy-Charles-de-Gaulle pour reléguer définitivement ces fantasmes au rang de mythologie. Vous conviendrez tout de même que certains lieux communs sont moins contrariants que d’autres, ou moins flatteurs – par exemple, les traits dont sont affublés les Asiatiques : soumis, besogneux, austères, inexpressifs, fourbes, bons en mathématiques ou en réparation de smartphones et dotés de petits attributs sexuels. Nous ne sommes pas égaux devant les clichés.

« Le racisme anti-Asiatiques en France existe-t-il vraiment ? » Depuis quelques années, les délits et crimes à l’encontre des Asiatiques ont reçu une couverture médiatique plus large, si bien qu’un nombre croissant de journalistes, auparavant persuadés que le racisme n’affectait que les Noirs et les Arabes, ont découvert une nouvelle forme de racisme, le racisme dit anti-Asiatiques ou asiophobie. Les vols avec violences et agressions qui frappent les communautés asiatiques dans l’espace public ont culminé à l’été 2016 avec le meurtre du couturier Zhang Chaolin à Aubervilliers, tué parce que ses agresseurs pensaient que « les Chinois ont beaucoup d’argent liquide sur eux ». Sous le choc, des membres de ces communautés, demandant plus de sécurité, ont manifesté en masse à l’automne 2016 contre ces stéréotypes qui peuvent, hélas, tuer. En 2018, la justice française a reconnu pour la première fois le caractère raciste du vol avec violences qui a conduit à la mort de Zhang Chaolin, pris pour cible en raison de ses origines ethniques et des préjugés qui y sont encore fatalement associés : il était temps.

Dans un dossier spécial « La Chine en France », c’est le genre de lecture qui me plairait. À propos de petites victoires, prouesses et challenges, tous domaines confondus, de mes compatriotes chinois de France, citoyens comme les autres, justiciables, libres d’exercer leurs droits humains sans discrimination et sur un pied d’égalité. 

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