Il semblerait que le ruan shili, autrement dit la diplomatie culturelle chinoise, n’ait pas la cote dans l’Hexagone. Selon une récente étude du Pew Research Center, un prestigieux think tank américain, 54 % des Français ont une opinion défavorable de la Chine, soit un point de plus qu’en 2014. Cette statistique illustre bien les limites, au sein des pays démocratiques, de l’influence de la Chine via son soft power, un concept défini par l’Américain Joseph Nye comme la capacité d’un État à influencer d’autres États par le biais d’outils culturels et idéologiques, et ce en vue de servir ses objectifs. 

Les moyens particulièrement offensifs employés par le gouvernement de Xi Jinping ont poussé certains sinologues à forger une contre-notion, le sharp power, expression considérée comme plus adéquate dans le cadre de régimes autoritaires n’hésitant pas à faire usage de la manipulation. Contrairement à d’autres pays d’Afrique subsaharienne ou d’Asie du Sud-Est, l’Europe – et particulièrement la France – reste pour l’heure relativement hermétique aux « charmes » chinois. « Nos valeurs démocratiques sont trop fortes pour que les idées pseudo-confucéennes du Parti communiste chinois s’ancrent de manière significative », explique Audrey Bonne, auteure de La Diplomatie culturelle de la République populaire de Chine : enjeux et limites d’une « offensive de charme » (L’Harmattan, 2018).

Pour autant, l’échec du soft power chinois ne signifie pas que la culture chinoise ne parvient pas à s’implanter en France, ou qu’elle ait perdu tout pouvoir de fascination. Selon un sondage mené par le même institut, en 2014, les Français âgés de 18 à 29 ans étaient 61 % à émettre un avis positif sur la Chine, soit 20 % de plus que les plus de 50 ans. Pour Emmanuel Lincot, professeur à l’institut catholique de Paris et auteur de Chine, une nouvelle puissance culturelle ? (MKF, 2019), cet intérêt de la génération montante pour la culture chinoise relève d’une « posture sociale » au moment où l’on assiste à une nouvelle bipolarisation du monde. « Le modèle dominant des États-Unis se dégrade considérablement et l’Union européenne n’inspire rien à la jeunesse, qui se tourne par conséquent vers la Chine, résume-t-il. Le fait que ces adolescents aillent davantage manger des raviolis chinois que des hamburgers, c’est leur moyen de dire : “On ne veut pas du consumérisme et de la malbouffe de nos aînés.” Ils veulent être libres et le montrent en choisissant la culture chinoise. » 

Un paradoxe qui n’étonne pas vraiment ce spécialiste : selon lui, la sinophilie française n’a jamais été qu’un levier de contestation. « Au XVIIIe siècle, Voltaire utilisait la Chine pour remettre en cause la monarchie absolue. Plus tard, à la fin des années 1960, des intellectuels comme Julia Kristeva, Philippe Sollers ou encore Jean-Luc Godard se sont inspirés de la Chine de la même manière, en l’érigeant comme un modèle prétendument libertaire. Il faut voir ce film de Godard, One plus one, qui fait l’apologie du maoïsme et du rock’n’roll à la fois ! Le dernier avatar de ce tropisme voltairien, c’est Jean-Pierre Raffarin, le néogaulliste sinobéat. »

Dans la plus ancienne librairie chinoise de Paris, Le Phénix, l’attrait des Français pour la culture chinoise se mesure à travers la diversité des nouvelles parutions et le choix des clients. Et selon Laura Raoul, responsable adjointe de l’établissement, cet engouement ne faiblit pas. Au contraire, la libraire constate que l’offre a tendance à s’étendre, à commencer par les ouvrages d’apprentissage de la langue chinoise. « Tous les mois, une nouveauté paraît, qu’il s’agisse de petites lectures, de compléments, de lexiques ou de recueils de proverbes, note-t-elle. D’ailleurs, beaucoup de livres sont édités en France aujourd’hui. Des maisons d’édition comme Hatier ou Hachette ont compris qu’il y avait un marché à développer. » 

Évelyne Doan, éditrice scolaire aux éditions Didier, se réjouit de l’« explosion du nombre d’élèves au collège-lycée et dans le supérieur : plus 400 % en dix ans. » En 2016, on comptait en France 35 000 élèves étudiant le mandarin selon l’Éducation nationale, répartis dans plus de 200 collèges et lycées. L’an dernier, 16,6 % des lycéens avaient choisi d’apprendre le chinois en troisième langue. Ils n’étaient que 15,1 % à opter pour l’espagnol. De leur côté, les fameux instituts Confucius, au nombre de dix-sept en France, accueillent chaque année un nombre croissant d’élèves désireux d’apprendre le mandarin et, pour une part, de préparer l’examen du HSK, l’équivalent chinois du TOEFL – ce test d’anglais langue étrangère standardisé dont le passage est requis pour étudier dans certaines universités anglophones. Blaise Thierrée, directeur de l’institut Confucius de Bretagne, observe un rajeunissement progressif des inscrits. « Il y a dix ans, le public était à 80 % composé d’actifs et de retraités tandis qu’aujourd’hui 50 % sont des enfants. » En 2018, ils étaient 340 à se présenter au concours du HSK pour la région Bretagne (hors Rennes). Ils n’étaient que 40 sept ans plus tôt. 

En littérature aussi, la gamme s’élargit. De nouveaux auteurs émergent comme Shen Fuyu (Le Village en cendres, Albin Michel, 2018) et Zhang Yueran, au programme de la rentrée littéraire 2019. « Ces auteurs sont connus en Chine depuis longtemps, mais on n’avait encore jamais entendu parler d’eux en France », précise Laura Raoul. Elle explique ce regain par l’arrivée d’une nouvelle génération de traducteurs : « On a aujourd’hui des traducteurs plus jeunes qui proposent de nouvelles choses, notamment des polars et de la science-fiction. » 

À l’échelle de sa librairie, Laura Raoul observe enfin un intérêt croissant pour les ouvrages d’arts martiaux et de médecine traditionnelle chinoise. Les intéressés sont aussi bien « des acupuncteurs, des médecins généralistes qui souhaitent se spécialiser, que des débutants ». Joëlle Vassail, présidente de l’Union française des professionnels en médecine traditionnelle chinoise, ressent cet enthousiasme montant des Français pour sa discipline, qu’ils soient patients ou pratiquants. « L’an dernier, de jeunes médecins de l’hôpital d’Alès ont ouvert avec des praticiens spécialisés la première unité fonctionnelle de médecine traditionnelle chinoise en France et, six mois plus tard, le centre hospitalier de Metz a suivi », explique-t-elle. La médecine traditionnelle chinoise ne bénéficiant pas, à l’heure actuelle, de statut juridique légal, les quelques milliers de praticiens français font régulièrement le voyage jusqu’en Chine pour se former, dans le cadre de partenariats avec des dispensaires et des universités chinoises. 

En France, l’influence chinoise passe bien évidemment aussi par les assiettes. Yu Zhou, auteur de La Baguette et la Fourchette : les tribulations d’un gastronome chinois en France (Fayard, 2012), souligne que, contrairement à la gastronomie française, dont l’image positive en Chine a été avant tout véhiculée à travers les médias occidentaux, la cuisine chinoise a été directement introduite en France par l’ouverture de restaurants. « Au début du XXe siècle, un certain nombre de ressortissants se sont convertis en cuisiniers à leur arrivée en France, observe-t-il. C’était d’abord un moyen de survie. » 

Depuis, la cuisine chinoise s’est professionnalisée. « À partir de 2000, on observe une nouvelle vague d’immigration de Chinois ayant fait de grandes études. Les passionnés de cuisine ouvrent des restaurants à Paris. Ils font preuve d’un sens de la communication et du service bien meilleur que la génération précédente. C’est aussi ce qui manquait aux restaurants chinois en France », poursuit-il, faisant notamment référence à des palaces comme le Peninsula et le Shangri-la, dont le chef Samuel Lee Sum est le premier Chinois étoilé de France.

Le développement du tourisme en Chine a également participé à l’évolution de la cuisine chinoise en France et à l’ouverture récente de nombreux restaurants proposant de la cuisine régionale. « Depuis vingt ans, les touristes français sont de plus en plus nombreux à se rendre en Chine, explique Yu Zhou. Ils découvrent la cuisine authentique, extrêmement variée. Dans les années 1950, le gouvernement chinois avait répertorié près de 60 000 recettes différentes ! Quand ils rentrent de vacances, les Français ont envie de retrouver cette cuisine et font preuve de plus d’exigence. »

Au vu de cet intérêt constant, voire grandissant, des Français pour la Chine, le soft power chinois est-il réellement un échec dans l’Hexagone ? « Cet engouement, le gouvernement chinois n’y est pour rien ! précise Emmanuel Lincot. Il s’agit encore et toujours d’une appropriation directe des traditions chinoises par les Français. » L’appropriation d’une culture dépouillée de toute idéologie promue par le Parti unique. Voilà qui ne doit pas satisfaire pleinement Pékin. 

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