Depuis presque un an, maintenant, il prend des photos d’objets abandonnés. Il y a au moins deux chantiers par jour, parfois jusqu’à six ou sept, et chaque fois que ses acolytes et lui pénètrent dans une nouvelle maison, ils se retrouvent face aux objets, aux innombrables objets jetés au rebut que les familles ont laissés en partant. Les absents ont tous fui précipitamment dans la honte et la confusion, et il est certain que, quel que soit le lieu où ils vivent à présent (s’ils ont trouvé un endroit où vivre et ne sont pas en train de camper dans les rues), leur nouveau logement est plus petit que la maison qu’ils ont perdue. Chacune de ces maisons est une histoire d’échec – de faillite, de cessation de paiement, de dette et de saisie – et il s’est chargé personnellement de relever les dernières traces encore perceptibles de ces vies éparpillées afin de prouver que les familles disparues ont jadis vécu là, que les fantômes de gens qu’il ne verra ni ne connaîtra jamais restent présents dans les débris qui jonchent leur maison vide. 

On appelle son travail de l’enlèvement de rebuts ; il fait partie d’une équipe de quatre hommes employés par la Dunbar Realty Corporation, laquelle sous-traite ses services de « préservation de domicile » pour les banques locales qui, désormais, possèdent les propriétés en question. Les vastes terres plates du Sud de la Floride regorgent de ces constructions orphelines, et comme les banques ont intérêt à les revendre au plus vite, les logements vidés doivent être nettoyés, réparés et mis en état d’être montrés à des acheteurs éventuels. Dans un monde en train de s’écrouler, un monde de ruine économique et de misère implacable toujours plus étendue, l’enlèvement des rebuts est l’une des rares activités en plein essor dans cette région. Il a de la chance d’avoir trouvé ce travail, ça ne fait pas de doute. Il ignore combien de temps encore il va pouvoir le supporter, mais la rémunération est correcte et, dans un pays où les emplois se font de plus en plus rares, c’est sans conteste une bonne place.

Au début, il était stupéfait par le désordre et la crasse, l’état d’abandon. Rares sont les fois où il pénètre dans une maison que ses anciens propriétaires ont laissée impeccable. Le plus souvent, une éruption de violence ou de rage, un déchaînement de vandalisme irraisonné se sera produit au moment du départ : depuis les robinets ouverts au-dessus de lavabos et les baignoires qui débordent jusqu’aux murs défoncés à coups de masse, couverts de graffitis obscènes ou criblés d’impacts de balles, sans parler des tuyaux en cuivre arrachés, des moquettes tachées d’eau de Javel et des tas de merde déposés sur le plancher du séjour. Il est possible qu’il s’agisse là de cas extrêmes, d’actes impulsifs déclenchés par la rage d’être dépossédé, de messages de désespoir répugnants mais compréhensibles ; et s’il n’est pas toujours saisi par le dégoût quand il entre dans une maison, jamais cependant il n’ouvre une porte sans un sentiment de crainte. Inévitablement, la première chose contre laquelle il doit lutter, c’est l’odeur, la violence de l’air fétide qui assaille ses narines, les relents omniprésents où se mêlent moisi, lait aigre, litière de chat, cuvettes de W.-C. maculées d’ordure et nourriture en train de pourrir sur le plan de travail de la cuisine. Même laisser l’air frais s’engouffrer par les fenêtres ouvertes ne parvient pas à chasser ces odeurs ; même tout enlever avec la plus grande minutie et la plus grande attention n’arrive pas à effacer la puanteur de la défaite. 

Et puis, toujours, il y a les objets, les choses qu’on a possédées et oubliées, les choses abandonnées. Les photos que Miles a prises se comptent déjà par milliers et, dans ses archives qui ne cessent de se multiplier, figurent des images de livres, de chaussures, de tableaux peints à l’huile, de pianos et de grille-pain, de poupées, de services à thé, de chaussettes sales, de téléviseurs et de jeux de société, de robes de soirée et de raquettes de tennis, de sofas, de lingerie en soie, de pistolets à calfeutrer, de punaises, de figurines d’action en plastique, de tubes de rouge à lèvres, de carabines, de matelas décolorés, de couteaux et de fourchettes, de jetons de poker, d’une collection de timbres ou encore d’un canari mort couché sur le sol de sa cage. Il n’a aucune idée de ce qui le force à prendre ces photos. Il sait bien que c’est une activité vaine qui ne peut rien apporter à quiconque, et pourtant, chaque fois qu’il entre dans une maison, il a la sensation que les objets l’appellent, lui parlent avec la voix des gens qui ne sont plus là, qu’ils lui demandent de les regarder une dernière fois avant qu’ils ne soient charriés ailleurs. 

Sunset Park © Paul Auster, 2010 © Actes Sud, 2011, pour la traduction française de Pierre Furlan

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