Ce vendredi 12 septembre 2008, à 16 heures, Hank Paulson, secrétaire américain au Trésor, appelle les patrons des très grandes banques américaines : « Rendez-vous à 18 heures à la Fed. » Le ton est comminatoire. La Fed, c’est la Réserve fédérale, la banque centrale des États-Unis. À l’heure dite, une douzaine de PDG sont là. Parmi eux, Richard « Dick » Fuld, de Lehman Brothers, la quatrième plus grande banque d’affaires du pays.

Quelques mois plus tôt, le Trésor organisait en catastrophe le rachat de Bear Stearns, numéro 5 des banques d’affaires, pour éviter un dépôt de bilan. Là, c’est beaucoup plus grave. Deux autres banques de ce type connaissent des pertes abyssales. On parle de 15 à 20 milliards de dollars pour Lehman. Ces pertes symbolisent la menace qui fragilise toutes les banques d’affaires, et même celles de dépôt : un effondrement des produits subprimes, des titres boursiers « à risque » adossés à une monumentale dette immobilière, dont beaucoup de banques détiennent des volumes gigantesques. Ces titres s’effondrent parce que des millions de familles ne parviennent plus à rembourser ces emprunts dont les taux « évolutifs » sont usuraires. 

La réunion va durer deux jours. Paulson écrira dans ses Mémoires avoir craint d’assister à « la fin du capitalisme ». Le dimanche, banquiers et Trésor organisent le sauvetage partiel de Merrill Lynch. Mais Lehman est sacrifié. Le soir, Paulson ordonne à Fuld, son PDG, de déclarer son établissement en faillite. Bientôt, les premiers cadres de Lehman viennent au siège empaqueter leurs affaires. Le 15, à 0 h 57, les documents sont signés par un juge : la faillite est officielle. Ce jour-là, AIG, premier assureur mondial, perd 60 % de sa valeur boursière en quelques heures. À Wall Street, 3 600 milliards de capitalisation s’évaporent en trois jours. L’administration Bush, chantre des marchés « libres », place plusieurs grands établissements financiers sous tutelle. Le 29 septembre, Wall Street perd 6,98 % en un jour, record historique. Les bourses asiatiques et européennes plongent. La disparition de Lehman provoque la plus grande panique financière depuis 1929.

Nous avons interrogé quatre spécialistes ayant des visions différentes, parfois divergentes. Finalement, ils ne s’accordent que sur un point : une crise semblable à celle de 2008 peut parfaitement resurgir demain.

Rama Cont, directeur de recherche au CNRS, détient la chaire de mathématiques financières à Oxford. Il dirigeait le laboratoire d’ingénierie financière de l’université Columbia à New York dans les années de la crise.

Maxime Sbaihi, économiste zone euro à l’agence Bloomberg de 2014 à 2018, est directeur général du laboratoire d’idées Génération libre, qui promeut le libéralisme.

Fabian Muniesa est sociologue de la finance à l’école des Mines de Paris.

Ivan Ascher, spécialiste de Max Weber et de Karl Marx, est politiste à l’université du Wisconsin à Milwaukee, aux États-Unis.

 

1. Quelles ont été les causes de la crise financière il y a dix ans ? 

Rama Cont : Pour qu’une crise majeure du système financier intervienne, il faut qu’un déséquilibre important s’y crée. Là, en atteignant des montants effarants, un produit financier – les emprunts subprimes, des prêts à taux usuraires que les créanciers ont commencé à ne plus pouvoir rembourser – a créé ce déséquilibre. Au départ, ces prêts imaginés dans les années 1990 devaient encourager l’accès des moins favorisés à la propriété immobilière. Mais ils ont ensuite été « titrisés » par les banques, convertis en portefeuilles vendus à des investisseurs sur les marchés financiers internationaux. La titrisation a ainsi permis la mondialisation du risque immobilier. Lorsque la crise a éclaté, au lieu de se limiter à la Californie et à la Floride, elle s’est propagée au reste du monde. Car la titrisation de ces emprunts avait perverti la logique financière. Normalement, plus vous prenez de risque, plus vous pouvez espérer de rendement pour votre investissement. Là, on a découplé la prise de risque du rendement. Chaque maillon prenait ses bénéfices et on reportait le risque d’un contrecoup sur l’investisseur en bout de chaîne. 

Maxime Sbaihi : Causes et responsabilités sont éparpillées entre une chaîne d’acteurs. C’est parti des contrats subprimes, signés à la hâte par des ménages mal informés, que des agences publiques rachetaient à tour de bras, puis recyclés dans des titres boursiers mal évalués par les agences de notations et disséminés à grande échelle sur les marchés. Les banques n’y ont vu que les rendements élevés sans considérer le risque. Quand l’immobilier s’est retourné en 2006-2007, les défauts de paiement ont enflé. Tout ce beau monde a pris peur. 

Fabian Muniesa : La question est éminemment sociologique. La crise de 2008 a résulté de la diffusion d’une série de pratiques financières qui correspondaient à un modèle de société. On insiste souvent sur la dimension vicieuse, voire criminelle, du système qui a provoqué la crise. Mais elle fut en réalité aussi causée par ce que la finance propose de plus vertueux : des produits qui assurent à l’investisseur des rentabilités fiables, faibles si le risque pris est modéré, élevées s’il est important, les financiers acceptant les risques car ils savent comment les couvrir. 

Ivan Ascher : Les subprimes étaient des prêts hypothécaires accordés fort imprudemment et à des taux très élevés à des individus souvent pauvres, donc a priori peu à même de les rembourser. À l’époque, les banques se croyaient curieusement à l’abri du risque : il suffisait, pensaient-elles, de « titriser » ces créances à haut risque en les mélangeant à d’autres plus sûres, et de les revendre ainsi diluées sur les places financières. Hélas, en diluant le risque, la titrisation l’a également généralisé. Lorsque les emprunteurs s’avérèrent incapables d’honorer leurs dettes, ils mirent dans l’embarras non seulement les banques, mais aussi tous ceux à qui elles avaient revendu ces titres de créance de par le monde. Une crise de ce type eût été impossible sans l’étonnante financiarisation de tout le capitalisme, engagée dans les années 1970-1980.

 

2. Quels ont été les principaux effets de la crise ?

Rama Cont : La principale conséquence a été sa propagation à la sphère économique. La part de la finance dans l’économie réelle est devenue si prépondérante qu’elle affecte l’économie immensément plus qu’avant. André Orléan a publié un ouvrage avant la crise où il notait que la taille de la sphère financière dépassait désormais de loin celle des activités économiques réelles. Dès lors, une série d’activités qui n’auraient pas dû être affectées par une bulle immobilière l’ont été. Par ailleurs, cette crise s’est accompagnée d’une crise sociale, surtout aux États-Unis où des millions de gens ont perdu leur logement. 

Maxime Sbaihi : Les premiers effets affectèrent les États-Unis, avec toutes les caractéristiques de l’explosion d’une bulle : gel des transactions, prix en chute libre, multiplication des défauts de paiement et des centaines de milliers de logements saisis. Dans le secteur financier, on assista à des ventes paniquées et à une méfiance générale qui frôla la paranoïa. Pour limiter les faillites bancaires et raviver le marché interbancaire, la Fed décida une injection massive de liquidités. Malgré cela, la récession américaine, engagée depuis le début de l’année 2008, s’aggrava. Le chômage doubla en deux ans. Le reste du monde fut touché par simple contagion financière. Les pays émergents subirent des fuites de capitaux tandis que les banques européennes et japonaises fermaient à leur tour les robinets du crédit. On assista en 2009 à une contraction du PIB mondial. Le chômage augmenta dans les pays développés. Enfin, les marchés mondiaux étant imbriqués, une crise souveraine européenne éclata à retardement, en 2012.

Damian Muniesa : Quelques établissements financiers actifs sur les titres subprimes ont fait faillite, mais la plupart ont été aidés par leurs gouvernements. Aux États-Unis notamment et dans certains pays d’Europe, des ménages endettés et des municipalités se sont retrouvés dans une précarité alarmante. La crise s’est ensuite déplacée vers ce qu’on a appelé une crise de la dette souveraine en Europe, avec l’exigence pour les États de développer des politiques d’austérité pour redevenir attractifs aux yeux des investisseurs. L’effet principal a été le développement aux États-Unis et en Europe d’un climat de contestation sociale et de confiscation politique de la crise qui aboutit aujourd’hui à la montée des populismes.

Ivan Ascher : Aux États-Unis, la crise financière s’est assez vite résorbée, le gouvernement fédéral s’étant plié aux exigences de Wall Street en débloquant rapidement 700 milliards de dollars, et ensuite beaucoup plus encore, pour le rachat des « actifs pourris » qui rendaient les banques insolvables. En choisissant de secourir les banques et non des petits emprunteurs, dont beaucoup étaient ruinés, Obama s’est privé d’une chance inouïe : profiter de la colère populaire pour établir des règles du jeu plus équitables. On a vu, en novembre 2016, les conséquences électorales désastreuses que l’on sait [l’élection de Donald Trump]. En Europe, la situation est encore plus compliquée, du fait de l’architecture bancale de l’Union européenne. Aux États-Unis, la structure fédérale du pays fait qu’un État comme le Nevada, qui a plus souffert que d’autres de la crise, a bénéficié d’un soutien automatique de l’État fédéral. En Europe, rien de tel. Si bien que les déboires de la Grèce, par exemple, sont interprétés comme relevant de sa responsabilité propre – alors que leur origine est bien plus compliquée.

 

3. Les garde-fous adoptés après la crise fonctionnent-ils ?

Rama Cont : En 2010, ont été adoptées les deux principales régulations : aux États-Unis, la réforme financière dite Dodd-Frank et, en Europe, de nouvelles réglementations bancaires découlant des accords de Bâle III. La mesure la plus importante visait à juguler le risque d’endettement déraisonnable favorisé par le précédent système – même si ce risque est resté élevé. Quant aux garde-fous, au moment de la crise on jugeait la concentration bancaire trop forte, certaines institutions étant devenues « too big to fail », trop grosses pour être lâchées en cas de défaut. Or, dix ans après, la concentration bancaire est… encore plus grande qu’en 2008 ! Cela ne peut que favoriser ce qu’on appelle le « risque systémique », la faillite d’une seule banque menaçant d’effondrement tout le système.

La seconde ambition consistait à mieux maîtriser les produits financiers très spéculatifs, en particulier les transactions de gré à gré. Pour cela, on a créé des chambres de compensation. C’est positif. Le problème est que ces chambres ne contrôlent que les produits dits « standards ». Or aucun des titres boursiers qui ont généré la crise n’était standard ! Ce type de titres n’est toujours pas concerné par ces chambres de compensation. Enfin, les grandes agences de notation [Standard & Poor’s, Moody’s, Fitch], qui valident la fiabilité des acteurs des marchés, portent une grande responsabilité dans la crise de 2008. Or elles n’ont pas été régulées. Cela a été une grave erreur. 

Maxime Sbaihi : Les Américains n’ont pas répété les erreurs de 1929. Quand la crise de 2008 éclate, la réaction de Ben Bernanke, président de la Fed, a probablement évité une nouvelle Grande Dépression – mais pas une grande récession. Ensuite, le gouvernement Obama a réagi par des relances budgétaires. Par ailleurs, il y a aussi eu une coordination inédite des banques centrales et du G7. Nombre de mesures ont été prises, comme de soumettre régulièrement les grandes banques à des stress tests (tests de capacité de résistance) et des exigences de fonds propres plus strictes. Enfin, l’UE a relevé la régulation bancaire au rang européen, supprimant la potentielle connivence entre banques et régulateurs nationaux. Tout cela va dans le bon sens, même si de vieux réflexes d’utilisation des fonds publics pour renflouer les banques subsistent, on l’a récemment vu en Italie. Bref, en 2008, les pompiers ont été efficaces et il faut le reconnaître. L’impact de la crise financière sur l’économie est resté relativement limité.

Fabian Muniesa : Les mesures prises par les États et les régulateurs ont été orientées par une vision proprement financière du monde. Il s’est agi de rassurer les investisseurs en veillant à une meilleure lisibilité des risques, et de protéger les banques en vérifiant la solidité de leurs fonds et en s’assurant qu’elles ne se mettent pas trop en danger. Mais, en aucune manière, les mesures adoptées n’ont constitué une mise en question du pouvoir actuel de la finance.

Ivan Ascher : L’administration Obama peut se féliciter d’avoir « évité le pire ». Le rétablissement de la confiance a permis de vite relancer la machine financière. Et en rétablissant quelques règles de bon sens pour la gestion des risques, la loi Dodd-Frank a fait entrevoir une lueur d’espoir, avant d’être mise à mal par le Congrès républicain et l’administration Trump. En Europe aussi, certaines digues ont été mises en place. Mais comme le rappelle Wolfgang Streeck [sociologue allemand, directeur émérite de l’institut Max-Planck], la dépendance accrue des agents économiques ou des États prétendument souverains à l’égard des marchés financiers ne saurait ni résoudre les contradictions du capitalisme contemporain ni en dépasser les limites. La financiarisation n’est qu’une façon de retarder l’échéance de la crise, quitte à sacrifier au passage les institutions démocratiques qui auraient pu en limiter les dégâts.

 

4. L’idée que, malgré la crise, rien n’a changé dans la finance est très répandue. Ce sentiment est-il justifié ? 

Rama Cont : Pour faire son diagnostic, le médecin vous envoie faire des analyses. Là, aucun expert indépendant n’a eu accès aux données de Lehman pour disséquer sa faillite ! Le secteur financier reste très opaque. C’est ce qui suscite le sentiment populaire qu’il n’a pas changé. D’autant qu’aucun des grands dirigeants des banques ayant failli dans la crise n’a été jugé. Aucun banquier n’a restitué le moindre centime sur les immenses fortunes qu’ils ont accumulées. Enfin, l’essentiel du problème reste entier : il faut que celui qui prend les risques et s’enrichit paye aussi les pertes lorsqu’il en a. Or, ce n’est toujours pas le cas. Plus encore qu’en 2008, les banquiers savent que les États viendront les sauver au besoin. Cette impunité génère la méfiance populaire. Pis, elle constitue une erreur politiquement très risquée.

Maxime Sbaihi : On ne peut pas dire que rien n’a changé. Les mesures adoptées ont un impact concret. Mais la régulation ne sera jamais parfaite parce que le système change en permanence. La bonne régulation est flexible par nature. Il faut mettre les gendarmes aux bons endroits plutôt que de les multiplier partout. Et, oui, certains problèmes persistent, comme la taille des banques. 

Fabian Muniesa : Les gens ont ce sentiment parce qu’ils ne sont pas idiots. Leur sentiment montre que le problème n’est pas la crise, mais la finance en elle-même ! Car même sans crise, son fonctionnement apparaît problématique. La crise aurait pu être l’occasion d’imaginer des formes différentes d’organisation de la distribution de l’argent dans la société : banque publique de dépôt, contrôle démocratique du crédit, développement d’une monnaie fiscale, bref, autre chose que l’antienne de la restauration de la confiance des investisseurs. Cela n’a pas eu lieu.

Ivan Ascher : L’erreur serait de croire que la finance existe indépendamment de nos activités économiques ou politiques. Comme s’il suffisait de bien régler le mécanisme pour éviter qu’il s’enraye. Notons par exemple qu’au Royaume-Uni, la quasi-totalité de la monnaie en circulation est émise par des banques commerciales. Mais les billets de banque et les pièces de monnaie que les Anglais ont dans les poches ne représentent que 3 % de la masse monétaire. Autant dire que les banques privées ont l’ascendant sur les politiques, lesquels sont bien mal placés pour dicter les règles du jeu.

 

5. Cette crise peut-elle se reproduire ? 

Rama Cont : Bien sûr. Le scandale du Libor révélé en 2011, dans lequel les plus grandes banques du monde étaient impliquées [elles ont conjointement manipulé les taux de change durant les années 2005-2009], est symptomatique. Les banques ont remboursé des sommes dérisoires. Et personne n’a été jugé. Tant que l’impunité perdurera, la tentation de prendre des risques inconsidérés perdurera aussi. Aujourd’hui, l’une des grandes craintes de crise planétaire provient de l’accumulation des déséquilibres en Chine, où le système financier est hyperdérégulé et opaque. 

Maxime Sbaihi : L’économie et la finance marchent par cycles, c’est la respiration du capitalisme. Et aucune régulation ne peut garantir une économie sans crises. Mais la prochaine ne sera probablement pas exactement la même. Le vieillissement des populations des pays développés pèse lourdement sur leurs finances publiques, les nouvelles technologies redistribuent les cartes du capital, la géopolitique est toujours plus imprévisible… Autant de facteurs qui peuvent se cacher derrière la prochaine crise.

Fabian Muniesa : Les chaînes qui connectent les points sensibles du complexe financier sont toujours les mêmes. Mais il faut aussi s’interroger sur ce qui ne va pas quand ce complexe fonctionne bien, sans crise. Aujourd’hui, pour les investisseurs, acheter des produits financiers basés sur des créances hypothécaires et permettant aux populations modestes de la première économie du monde d’accéder à la propriété reste jugé, tout comme avant 2008, plus sûr et attractif que, par exemple, investir dans les infrastructures d’un pays ravagé par une guerre civile, ou financer la dette d’un État qui souhaite développer le service public. C’est un problème, non ?

Ivan Ascher : La possibilité d’une crise est irréductible, car, ontologiquement, cette possibilité se trouve au cœur des marchés financiers, puisqu’il s’agit de marchés spéculatifs. La question est de savoir quelle forme prendra la crise, de quelle manière elle sera ressentie et par qui. Sous cet angle, elle devient une question politique, et la réponse dépendra de nous tous. Manière de dire que je ne sais comment répondre à la question. 

 

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