Scandale démocratique, crise de régime, voire fin du macronisme… Les commentaires qui fusent à chaud depuis le vote raté de la réforme des retraites semblent bien éloignés de la seule question de l’avenir de notre régime de répartition. Ce qui se joue dans la crise politique actuelle ne se résume évidemment pas à une réforme impopulaire et mal conduite. L’opposition avait beau jeu de le scander lors de l’annonce du 49.3 jeudi dernier : les retraites ont certes été le détonateur, mais elles ne sont plus l’enjeu de la colère populaire.

Si l’on s’en tient à la seule réforme ratée, les responsabilités du fiasco sont partagées. La Première ministre et le gouvernement sont comptables de n’avoir pas su créer de consensus politique autour d’une réforme dont la communication, erratique, demeurera un anti-modèle du genre. Les oppositions, quant à elles, ne sortent pas grandies de cet épisode. L’agit-prop permanente dont elles ont fait preuve ne constitue pas une politique, et encore moins une alternative (en)viable au pouvoir actuel. Les Républicains portent une responsabilité particulière dans cette situation, eux qui n’ont été capables ni de soutenir cette réforme ni de s’y opposer. Responsables du déclenchement de la crise, ils sont aujourd’hui un parti-croupion qui constitue bien davantage une source de blocages qu’une huile dans les rouages de notre système partisan : ni véritable opposition ni soutiens fiables de la majorité. Les syndicats ont su donner corps à la colère de nombreux travailleurs. Cependant, malgré une action efficace et légitime, en demandant le retrait pur et simple de la réforme, ils ont radicalisé la confrontation avec le gouvernement, ne lui laissant aucune marge de manœuvre pour négocier une sortie honorable.

Le principal responsable de la situation est sans conteste le locataire de l’Élysée

L’enchaînement qui a mené à un tel blocage fera certainement l’objet d’analyses approfondies par des historiens des colères sociales françaises. Mais d’ores et déjà, le principal responsable de la situation est sans conteste le locataire de l’Élysée, désigné par les oppositions, les médias et l’opinion publique comme le pompier pyromane de la crise actuelle. En témoigne la chute de la popularité présidentielle mise en valeur par la dernière vague du Baromètre de la confiance du Cevipof, qui rappelle la fin de l’année 2018, lorsque les Gilets jaunes avaient déjà ébranlé notre système politique.

On passera sur l’entêtement d’Emmanuel Macron à imposer sa réforme envers et contre tous, difficilement explicable pour un dirigeant dont la plasticité et la colonne vertébrale idéologiques mouvante – incarnée par le « en même temps » devenu sa marque fabrique – ont constitué jusqu’ici la source de son habileté politique. Ce qui est aujourd’hui en cause est d’une autre nature : le 49.3 est devenu le révélateur d’une pratique non éthique du pouvoir politique. Le philosophe Emmanuel Levinas rappelle que la morale trace les contours de l’interdit, du prescrit et du permis. L’éthique, quant à elle, désigne le registre de l’intention personnelle et de l’interprétation des règles. Ce que paie aujourd’hui le chef de l’État, c’est l’accumulation de ruptures – dans sa pratique de la politique et dans le contrat tacite passé avec les citoyens. Tout en respectant la morale – au sens de ce qui est permis par les règles –, il transgresse l’interprétation traditionnelle de ces règles, réduisant la pratique du pouvoir à des coups tactiques, au détriment de la finalité éthique de son action. Prises séparément, ces entorses peuvent sembler mineures et font partie intégrante du fonctionnement démocratique. Mais par leur côté systématique chez Emmanuel Macron, elles ont fini par cristalliser dans l’opinion le sentiment que le président dévoie les règles du jeu politique pour les transformer en armes d’affaiblissement de la démocratie.

Aujourd’hui, l’article maudit, au centre de toutes les attentions, est devenu le symbole d’un dévoiement des règles institutionnelles pour amoindrir la délibération démocratique au Parlement

Plusieurs épisodes viennent illustrer cette dérive depuis un an. Tentant de limiter au maximum le temps de la campagne, le président avait pris prétexte de la guerre en Ukraine, on s’en souvient, pour minimiser son engagement dans sa campagne de réélection. Le refus de débattre avec ses adversaires, au nom de la coutume qui n’a vu aucun de ses prédécesseurs entrer de cette manière dans l’arène, avait provoqué l’ire de ses opposants et de leurs électeurs. Son usage du « front républicain » dans l’entre-deux-tours, consistant à tendre la main aux électeurs de gauche révulsés par la perspective de voir Marine Le Pen entrer à l’Élysée, a choqué tant il s’est révélé purement instrumental et sans contrepartie après sa réélection. Enfin, sa proposition d’une nouvelle méthode de gouvernement, symbolisée par le slogan de campagne « Avec vous », est venue se fracasser sur la réalité d’une pratique du pouvoir verticale et solitaire, inchangée depuis 2017. L’annonce d’une réforme des retraites, immédiatement impopulaire, s’est accompagnée d’une justification électorale – tenir une promesse de campagne – faisant fi d’une démocratie sociale qu’Emmanuel Macron n’aura jamais considérée avec respect. En témoigne son récent refus de recevoir les responsables de centrales syndicales après des manifestations parmi les plus mobilisatrices depuis quinze ans – Gilets jaunes exclus –, ce qui illustre une fois de plus son indifférence pour les corps intermédiaires. Durant la discussion parlementaire de la réforme, la multiplication de l’usage de règles constitutionnelles – articles 47.1 et 44.3 pour contraindre la discussion et accélérer la décision tant à l’Assemblée qu’au Sénat – ont conforté le sentiment d’un contournement de la délibération démocratique par un usage non éthique des règles à la disposition de l’exécutif. Jusqu’au 49.3, devenu l’incarnation d’une pratique jugée inique de la politique.

À ce titre, la comparaison parfois avancée de ce onzième 49.3 de l’ère Macron avec les vingt-huit du gouvernement Rocard (1988-1991) n’a guère de sens. À la fin des années 1980, la compréhension des mécanismes du 49.3 était limitée aux cercles médiatique et politique, et le grand public ne s’y intéressait pas. Aujourd’hui, l’article maudit, au centre de toutes les attentions, est devenu le symbole d’un dévoiement des règles institutionnelles pour amoindrir la délibération démocratique au Parlement. La crise actuelle révèle à ce titre le principal échec historique du macronisme. Fondés en 2017 sur une promesse de renouvellement politique et d’horizontalité décisionnelle, la « révolution » et le nouveau monde macroniens se sont vite fracassés sur une pratique cynique du pouvoir. L’ambition initiale de remettre le pays sur le chemin de la confiance politique s’est muée pour le chef de l’État en une politique de la terre brûlée, qui laisse craindre le pire pour les années à venir.

lorsque les conflits ne trouvent plus de résolution dans la sphère politique, seules l’apathie et la contestation sociale, voire la violence, lui répondent

Pour autant, on ne saurait limiter cette critique à la seule pratique personnelle du pouvoir présidentiel par Emmanuel Macron. Car c’est l’ensemble du jeu institutionnel qui apparaît dans cette crise en décalage avec les attentes démocratiques des citoyens. Les grandes enquêtes scientifiques sur la confiance en politique, à commencer par le Baromètre de la confiance du Cevipof, font remonter une demande populaire plus forte non seulement de concertation, mais aussi de participation aux décisions collectives. Or, la Ve République a été construite sur la place ambivalente donnée au peuple dans la démocratie française, puisque celui-ci est à la fois l’inspirateur de notre système politique et le grand absent de nos institutions. Privilégiant un rapport direct entre le chef de l’État et les citoyens à la mise en place de corps intermédiaires solides, la Constitution ne laisse que peu de place à la possibilité d’une expression populaire, en dehors des référendums. Mais lorsque les conflits ne trouvent plus de résolution dans la sphère politique, seules l’apathie et la contestation sociale, voire la violence, lui répondent. Or, on sait qu’elles profitent toujours, in fine, aux partis à l’extrême droite du champ politique.

Si la révolte contre la réforme des retraites finit par s’apaiser, le président de la République a annoncé que le prochain grand chantier de son quinquennat concernerait les institutions, qu’il dit vouloir « réformer en profondeur ». Pour ce faire, il faudra qu’il accepte d’appliquer les recommandations qui lui seront faites – ce qui est loin d’être évident au regard de sa pratique politique. Il est en tout cas indispensable qu’un tel chantier soit mené pour en finir avec les usages non éthiques d’un pouvoir exécutif sans contrôle, et enfin aligner les règles du jeu institutionnel sur les attentes démocratiques d’une grande partie des Français. Le temps presse. 

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