La crise politique actuelle s’inscrit-elle dans un moment de défiance particulier des Français à l’égard de leurs dirigeants ?

Quand on suit le Baromètre de la confiance politique, la situation actuelle n’est pas vraiment surprenante. Notre enquête montre le rapport extrêmement dégradé qu’entretiennent les Françaises et les Français avec l’univers de la politique en général, et pas seulement la sphère du gouvernement. Après une courte période de répit pendant la période du Covid-19, on constate cette année une chute extrêmement forte de tous nos indicateurs de confiance dans les institutions politiques, y compris au niveau le plus local, celui des maires et des conseils municipaux. Comment l’expliquer ? D’abord, par la fermeture à double titre de la parenthèse sanitaire. Les indicateurs qui traduisent le bien-être à titre personnel sont en hausse depuis l’année dernière. La lassitude et la méfiance restent encore en tête des ressentis exprimés – 30 % de la population interrogée –, mais la sérénité et le bien-être augmentent de quinze points. Cela ne signifie pas que l’époque soit rayonnante, et plusieurs de nos indicateurs restent, en France, en deçà des niveaux mesurés chez nos voisins européens, mais il y a une évolution par rapport aux années Covid marquées par un très fort niveau d’anxiété personnelle. L’autre évolution concerne cette fois l’épuisement du regain de soutien dont avaient pu bénéficier les acteurs politiques en général pendant la crise sanitaire. Nous sommes, de ce point de vue, retombés à des niveaux de défiance élevés et parfois guère éloignés de ceux mesurés en décembre 2018, au plus fort de la crise des Gilets jaunes.

Est-ce un point bas historique ?

Sur plusieurs indicateurs, on se rapproche en effet de ce point bas, que ce soit au niveau de la confiance dans le maire (57 %), le député (36 %), le président de la République (29 %) ou le Premier ministre (27 %). La confiance dans les députés, qui oscille généralement autour de 40 %, était tombée à 31 % il y a cinq ans, nous n’en sommes de nouveau plus si loin, surtout au vu des événements actuels. Ce n’est pas encore l’effondrement total constaté au moment des Gilets jaunes, mais la direction est comparable. La confiance politique qui avait très lourdement chuté au moment des Gilets jaunes était remontée depuis ; cette année, elle chute à nouveau, et de manière importante.

Deux tiers des Français jugent selon votre enquête que la démocratie fonctionne mal, ou très mal. Comment expliquer un tel sentiment ?

Là aussi, c’est un chiffre en nette hausse – il était de 55 % il y a deux ans, contre 70 % au moment des Gilets jaunes. Parmi ses voisins européens, la France affiche le niveau de confiance le plus bas dans le fonctionnement de sa démocratie, avec un écart très fort en particulier avec l’Allemagne, où 60 % des citoyens se déclarent satisfaits. Cette insatisfaction française peut s’expliquer d’abord par le sentiment que le politique n’est pas à l’écoute, qu’il n’est pas empathique, sentiment encore au cœur de la crise actuelle. C’est l’idée que la relation avec le politique n’est pas réciproque, qu’elle n’est pas juste et ne tient pas compte du bon comportement de ces citoyens. Songez à la colère des syndicats, qui n’ont rien obtenu en respectant les règles du dialogue social, tandis que les Gilets jaunes avaient été écoutés après une explosion qui avait fait pas mal de dégâts !

« Ce sentiment de décalage se retrouve dans tous les grands pays européens, mais nulle part ailleurs aussi fort qu’en France »

Ce rejet procède aussi du sentiment qu’il y a un écart très important entre la sphère du politique, enfermée dans ses lieux et ses certitudes, et la vie de tous les jours des citoyens, un écart entre leurs demandes, leurs aspirations, et l’univers de la décision. Ce sentiment de décalage se retrouve dans tous les grands pays européens, mais nulle part ailleurs aussi fort qu’en France, où 17 % des sondés seulement pensent que les politiques se préoccupent de ce que pensent les gens comme eux, alors que cela monte à 45 % en Allemagne.

Est-ce un problème institutionnel ?

Il y a en effet un enjeu qui tient à la manière de construire la décision publique, avec ou sans les citoyens. Seules 76 % des personnes interrogées pensent ainsi qu’il est utile de voter pour faire évoluer les choses. Ce chiffre peut paraître élevé, mais il ne l’est en fait pas tant que cela pour une vieille démocratie représentative. D’autres indicateurs de l’enquête montrent une volonté de participation accrue à la décision politique. Plus des deux tiers des sondés pensent ainsi que la démocratie fonctionnerait mieux si les citoyens étaient associés de manière directe, par des pétitions ou des tirages au sort, à toutes les grandes décisions politiques, ou si les acteurs de la société civile étaient davantage impliqués dans les décisions. Cette demande dépasse désormais le simple registre de la consultation, du grand débat national ou des conférences citoyennes. Le cœur du sujet, désormais, c’est la façon dont on peut, concrètement, associer la population à la fabrication des choix.

Plus de la moitié des Français disent se désintéresser de la politique. Comment expliquer un tel chiffre dans un pays si marqué par ses passions politiques ?

D’abord, le niveau d’intérêt pour la politique reste à peu près stable en France, et le léger recul observé cette année tient surtout au fait que 2022 était une année électorale. Ensuite, on voit quand même dans l’enquête une très forte montée du potentiel protestataire, avec un regain de l’utilité perçue de la manifestation et de la grève, pour respectivement 28 et 30 % des gens. La confiance dans les syndicats aussi, à 36 %, est nettement plus élevée que celle témoignée aux partis politiques. De manière générale, il y a en France une forte appétence pour le débat public, même si la politique et le personnel politique ont une image négative.

La France connaît-elle une crise démocratique ?

Il y a une forte demande de ressourcement démocratique, plus qu’une remise en cause de la démocratie en France. L’idée, par exemple, qu’il faudrait avoir un homme fort à la tête du pays, qui séduisait près de la moitié de la population en 2015-2016, n’est plus jugée bonne que par 29 % des personnes. De ce point de vue, c’est donc rassurant. Il n’en demeure pas moins que l’insatisfaction démocratique en France est forte : au cours des dernières années, en m’appuyant sur les données du Baromètre du Cevipof, j’ai calculé que près de 45 % des personnes interrogées pouvaient être qualifiées de « démocrates insatisfaits », contre 10 % de « démocrates autoritaires » et 10 % de gens hors démocratie, qui n’aspirent, eux, qu’à un pouvoir autoritaire.

Qui peut tirer profit de la situation actuelle ?

On observe un progrès, en France comme ailleurs, des idées portées par les partis populistes. 61 % des Français jugent ainsi que le pays a davantage besoin d’une dose d’autorité que de nouveaux droits. 63 % pensent qu’il faut que le pays se ferme davantage sur le plan migratoire – un chiffre dix points plus élevé que chez nos voisins. On voit donc une progression de ces idées, progression qui, en France, tourne pour le moment à l’avantage de Marine Le Pen et du Rassemblement national. Sur plusieurs indicateurs, Marine Le Pen affiche des chiffres notables – en matière de proximité avec les gens, par exemple –, même si elle suscite toujours de l’inquiétude. 2027 est encore loin mais la colère et la peur sont à des niveaux élevés en France. Si on regarde nos voisins, on voit que Giorgia Meloni reçoit un accueil assez favorable jusqu’ici des Italiens – plus que Salvini ou Berlusconi, par exemple –, ce qui peut accréditer dans l’opinion l’idée que les partis populistes sont capables de prendre le pouvoir et de s’y montrer compétents.

Que peut faire Emmanuel Macron au sortir de la crise politique actuelle ? Est-il possible de redonner confiance en la politique après l’épisode du 49.3 ?

La relation de confiance repose sur un sentiment de réciprocité : l’idée que le citoyen respecte le pouvoir et que le pouvoir respecte le citoyen. Sans cela, ça ne peut plus fonctionner. La défiance se répercute alors sur les taux de participation aux élections et sur le comportement des citoyens dans l’espace public, jusqu’à ces scènes de violence inouïes que nous avons vues au moment des Gilets jaunes. La confiance dans la démocratie est comme un millefeuille. Il y a une couche résistante, qui touche à l’adhésion aux normes et aux principes de la démocratie – l’acceptation d’une possible défaite dans la bataille politique, notamment. Ensuite, il y a des couches plus souples, qui ont trait à la déception que les acteurs politiques peuvent susciter, au fait qu’ils soient perçus comme lointains, peu empathiques…

« La crise sociale et démocratique française n’est plus un accident de parcours ou un mauvais moment à passer »

Cette déception est consubstantielle au système démocratique, mais lorsqu’elle atteint des niveaux stratosphériques, comme ceux qu’on a connus quelquefois dans notre Baromètre politique – et notamment en 2018 – alors on observe des phénomènes de corrosion qui atteignent la couche résistante. Le sentiment de promesses trahies est si fort qu’il met en péril l’adhésion même aux principes démocratiques. Que se passerait-il si nous devions revivre, à quelques années d’intervalle, une crise de confiance aussi importante ? La crise sociale et démocratique française n’est plus un accident de parcours ou un mauvais moment à passer. C’est une crise structurelle qui, sans transformations majeures, risque d’étendre cette corrosion aux socles de notre démocratie.

Quelles pourraient être ces transformations ?

Les élections sont le socle et le fondement de la démocratie représentative, et elles conservent leur forte symbolique de rituel démocratique. Néanmoins, elles ne suffisent plus à éponger les demandes de prise en compte de la société. L’abstention, les campagnes électorales où on ne vote plus pour un programme mais pour celui qui paraît le mieux placé dans son camp ou pour faire barrage à l’autre, le doute sur la sincérité des promesses, les beaux discours qui finissent en promesses trahies, tout cela a érodé l’une des fonctions importantes des élections : indiquer le choix social dominant et l’ancrer dans la légitimité populaire.

Il faut donc repenser la légitimité de la décision publique en trouvant des compléments aux élections qui aillent plus loin que les simples consultations – on l’a vu encore avec cette réforme des retraites – et en inventant des outils pour construire collectivement les décisions et rendre compte des raisons qui ont poussé les décideurs politiques à trancher. Comment renforcer et compléter démocratiquement les mécanismes classiques de fabrication des politiques publiques et de la décision ? Voilà l’enjeu ! Cela permettrait de sortir de l’image des « Gaulois réfractaires », prétendument incapables d’accepter des choix difficiles ou d’en comprendre la complexité. Enfin, le politique va devoir répondre un jour à une question simple que beaucoup de gens se posent : pourquoi, si l’on vit dans le pays de l’égalité et de la justice, avons-nous le sentiment que cette justice et cette égalité tardent à venir et que l’on a du mal à boucler les fins de mois ? 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & VINCENT MARTIGNY

 

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