Le centième 49.3 restera probablement comme une date de l’histoire parlementaire, pas seulement à cause des oppositions qu’il suscite mais également en raison du bricolage législatif inédit qui l’a précédé – 47.1 pour limiter la durée des débats, 44.3 pour obtenir un vote bloqué au Sénat. Jamais un gouvernement n’avait autant poussé ses feux sans pour autant réussir à faire voter son texte, ce qui l’a conduit à utiliser ces fameux alinéas de l’article 49 de la Constitution de 1958 que sont le 49.3, qui permet d’entériner une loi sans la voter, à la suite duquel les oppositions ont eu recours au 49.2, qui donne la possibilité, dans la foulée, à un groupe composé d’un dixième au moins des membres de l’Assemblée nationale d’organiser une motion de censure. Les législateurs de 1958 auraient-ils pu imaginer pareille utilisation de leur arsenal législatif ? C’est peu probable.

Au cœur du dispositif imaginé par la Ve République, ce fameux article 49 constitue une arme qui a longtemps été efficiente pour lutter contre l’instabilité et la paralysie ministérielles

Cette Constitution de 1958, qui porte l’empreinte du garde des Sceaux et futur Premier ministre Michel Debré, a été bâtie pour en finir avec la difficulté de gouverner propre au régime parlementaire classique, au sein duquel l’exécutif est le maillon faible, le terme même d’« exécutif » traduisant bien ce rôle second. Au cœur du dispositif imaginé par la Ve République, ce fameux article 49 constitue une arme qui a longtemps été efficiente pour lutter contre l’instabilité et la paralysie ministérielles auxquelles les gouvernants avaient fait face depuis les débuts de la IIIe République. Avant le 49.3, il existait bien un outil pour tenter d’encadrer la liberté des députés, la question de confiance, qui n’était pas inscrite dans la Constitution, mais pratiquée depuis le XIXe siècle. C’est cette question de confiance que les conseillers d’État qui entouraient Michel Debré en 1958 ont transformée en motion de censure.

La « force de gouverner » s’est imposée progressivement – parfois même au détriment du pouvoir de délibérer – au fil des graves crises économiques et financières des années 1920 et 1930, puis des guerres d’Indochine et d’Algérie des années 1950 et, contrairement à une idée reçue, cette nécessité d’élargir les prérogatives de l’exécutif était partagée par de nombreuses forces politiques, bien au-delà du seul camp gaulliste. À cet égard, le souvenir des cabinets Daladier et Reynaud, qui n’avaient pas réussi à éviter la débâcle de la France en 1940, a agi comme une ombre portée. Il fallait réussir à se doter de gouvernements stables, de « gouvernements qui gouvernent » et qui soient en capacité de faire passer des lois assez rapidement sans que le pays ne se déchire. À cet égard, les années 1950 sont un moment de bascule : à la différence des voisins anglais et allemands, la France a conservé son régime parlementaire classique, alors même qu’elle vit les crises de décolonisation les plus dramatiques.

La question de confiance avait été abondamment utilisée par les gouvernants des IIIe et IVe Républiques sans que cette procédure se montre efficace. Il faut dire qu’elle était une arme à double tranchant, une sorte de motion de censure à l’envers. Quand les discussions s’enlisaient, le gouvernement avait la possibilité de prendre la main en demandant à l’Assemblée d’approuver son texte sans modification, mais il s’exposait alors à un risque non négligeable, une simple majorité relative suffisant à le faire tomber – par exemple, un tiers d’opposants plus une voix face à un tiers de votes favorables et un tiers d’abstentions.

Désormais, c’est à l’opposition de prouver qu’elle peut constituer une nouvelle majorité et qu’elle est en capacité de gouverner

C’est ce dispositif que Michel Debré et tous ceux qui l’entouraient ont profondément modifié : à la différence de la question de confiance, la motion de censure (49.2) qui répond à un engagement de responsabilité (49.3) doit être votée à la majorité absolue, c’est un véritable renversement, une inversion de la charge de la preuve. Désormais, c’est à l’opposition de prouver qu’elle peut constituer une nouvelle majorité et qu’elle est en capacité de gouverner, et non plus à la majorité de démontrer qu’elle est toujours majoritaire. Cette mesure représente un garde-fou contre la formation de coalitions hétéroclites et de majorités de circonstance.

Avant même l’été 1958, les constitutionnalistes avaient déjà planché sur des modifications possibles, dont un embryon d’article 49. Les contours du parlementarisme rationalisé étaient déjà discutés dans les revues spécialisées dans des textes s’inspirant notamment des exemples allemand et autrichien. En 1949, la Loi fondamentale d’Allemagne de l’Ouest a en effet inventé la motion de censure dite constructive, qui ne peut être votée que si elle prévoit un chef de gouvernement alternatif pour remplacer celui qu’elle cherche à renverser. L’Espagne, la Belgique, la Pologne, la Slovénie et la Hongrie ont ensuite intégré la même disposition.

On se montre souvent sévère avec les responsables politiques de la IVe République mais si les circonstances avaient été différentes, si un personnage aussi considérable que le général de Gaulle n’avait pas surgi, ils auraient sans doute trouvé les moyens d’impulser une réforme parlementaire qui aurait rapproché la France de pays européens comme l’Angleterre ou l’Allemagne de l’Ouest, dont le régime parlementaire rationalisé permet d’éviter la paralysie sans pour autant comporter un exécutif écrasant.

La gauche a compris, très vite, que pour faire adopter des réformes sociales, elle avait besoin d’une fonction exécutive puissante face à un Parlement aux pouvoirs réels

Cette capacité à équilibrer les deux fonctions, c’était le rêve de Léon Blum. La gauche a compris, très vite, que pour faire adopter des réformes sociales, elle avait besoin d’une fonction exécutive puissante face à un Parlement aux pouvoirs réels. C’est ainsi que Léon Blum a fait passer certaines des principales mesures du Front populaire à travers des lois-cadres assez générales ensuite complétées par de nombreux décrets qui contenaient finalement l’essentiel de la décision.

Même si les gaullistes ont constitué la force motrice qui a permis l’avènement de la Ve République, d’autres forces politiques se sont associées à la rénovation constitutionnelle. Le MRP (centre démocrate-chrétien) et son leader Pierre Pflimlin et une grande part de la SFIO dirigée par Guy Mollet ont œuvré pour la reprise du projet de révision de la Constitution de 1946 proposé par le radical Félix Gaillard. Durant l’été 1958, les grands noms de la IVe République s’accordaient sur la nécessité de cette évolution majeure. Seules quelques forces politiques comme les communistes et certains socialistes s’y sont opposés. François Mitterrand également, mais ses critiques les plus virulentes viendront plus tard, au moment du référendum sur l’élection du président au suffrage universel en 1962, puis avec la publication du Coup d’État permanent, deux ans après : il accusait le général de Gaulle d’avoir trahi la promesse de 1958 et de pratiquer un pouvoir personnel plutôt que de s’en tenir à la fonction d’arbitre que beaucoup avaient imaginée. Peu, en effet, avaient anticipé la montée en puissance du président même si, avec le recul, on peut considérer que cette évolution était en germe dans la Constitution.

À l’époque de sa rédaction, le général de Gaulle ne s’est pas intéressé de près à toutes les dimensions du texte. Il n’avait jamais été parlementaire, à la différence de Michel Debré qui avait traversé la IVe République en tempêtant contre les dysfonctionnements du Parlement. De Gaulle lui a délégué ce qu’il considérait comme une petite cuisine, toutes ces nouvelles recettes à mettre au point pour gouverner efficacement et contraindre les élus à des débats plus courts.

En 1958, de rares conseillers d’État avaient prophétisé la dérive du système

En 1958, les deux hommes étaient d’accord pour créer un système à deux étages : un étage présidentiel qui s’occupe de la grande politique – les affaires étrangères, les questions militaires… –, et arbitre quand c’est nécessaire ; et un étage parlementaire, avec un gouvernement qui vient au Parlement faire voter les lois, se charge des décrets d’application, des règlements – c’est la tâche du Premier ministre. Le Général n’était fondamentalement attaché qu’au droit de dissolution, à la possibilité de convoquer des référendums et aux pouvoirs exceptionnels prévus par l’article 16. Qui aurait alors imaginé que le président deviendrait le leader au jour le jour du camp majoritaire ?

Malgré leur accord initial, des divergences grandissantes apparaîtront entre la vision du Général et celle de Michel Debré, ce dernier ayant toujours été à la recherche de ce Graal de la vie politique, cette sorte de quadrature du cercle dans laquelle un Parlement modernisé concentre des pouvoirs réels sans que cela nuise à un exécutif dirigé au quotidien par une sorte de Premier ministre à l’anglaise. En cela, il était proche de Léon Blum. Au fond, l’article 49 ne porte pas, en lui-même, le sceau définitif d’un présidentialisme absolu.

On aurait tout de même pu anticiper la perte d’influence du Parlement en se souvenant qu’à Bayeux, en 1946, le général de Gaulle avait affirmé que « du Parlement […] le pouvoir exécutif ne saurait procéder ». Et même si le premier président de la Ve République n’aurait pas imaginé se présenter devant les électeurs avec un programme électoral comme celui de Valéry Giscard d’Estaing ou 110 propositions à la manière de François Mitterrand, ses plans allaient bientôt interférer avec ceux du Premier ministre.

Le renforcement du pouvoir exécutif n’a pas entièrement remédié à une certaine fragilité politique

De ce point de vue, la Constitution de 1958 aura été porteuse d’une confusion grandissante : des candidats concourent à l’Élysée avec des programmes équivalents à ceux qui aspirent à devenir chancelier en Allemagne ou Premier ministre en Angleterre. Sitôt élus, ils envoient leur Premier ministre dans l’étuve de l’Assemblée avec des marges de manœuvre de plus en plus réduites. Même si l’efficacité était nécessaire, même si l’obstruction parlementaire mérite sans doute des réponses appropriées, cette évolution de nos institutions pose bien des questions. Ces lois adoptées sans vote réduisent les pouvoirs de la représentation parlementaire ; le jeu institutionnel s’en trouve profondément faussé.

 

Le plus troublant reste que le renforcement du pouvoir exécutif n’a pas entièrement remédié à une certaine fragilité politique. Bien avant les majorités relatives du second septennat de François Mitterrand et du second quinquennat d’Emmanuel Macron, l’exécutif a souvent fait face à la pression de majorités courtes et récalcitrantes.

Le parti gaulliste lui-même n’a guère disposé de « majorité godillot », si ce n’est après les législatives de juin 1968. Ce qui explique que Michel Debré ait dû recourir au 49.3 pour passer deux textes. La première fois, en novembre 1959, à l’occasion de la loi de finances : après des débats houleux sur le budget alloué aux anciens combattants, qui prévoyait de revenir sur le niveau de leurs pensions (déjà une affaire de retraite !), Debré engage la responsabilité de son gouvernement. Ce qu’il rééditera en 1960, au terme d’un débat mémorable, afin de faire adopter un nouvel outil voulu par le général de Gaulle : la loi de programmation militaire – un acte politique essentiel puisque celle-ci comprenait la mise en place de la force de dissuasion nucléaire.

Le 4 octobre 1962, sans qu’un 49.3 ait été actionné, des députés radicaux, indépendants, socialistes et chrétiens-démocrates déposent une motion de censure contre la réforme introduisant l’élection du président au suffrage universel, motion qui obtient le lendemain une majorité absolue de 280 voix sur 480. Dans la foulée, le Général dissout l’assemblée : le 28 octobre, 82 % des Français approuvent la modification du mode de scrutin et le 25 novembre, les gaullistes obtiennent une majorité absolue, Georges Pompidou se succède à lui-même. Les choses seront plus difficiles entre 1967 et 1968, avec une majorité étroite qui contraindra ce Premier ministre à utiliser trois fois le 49.3. Raymond Barre devra lui recourir à cette procédure sur cinq textes, du fait des relations compliquées entre giscardiens et chiraquiens.

Des textes d’importance ont été adoptés sans vote après des déclarations de responsabilité : en 1982, les nationalisations du premier septennat de François Mitterrand, avec Pierre Mauroy comme Premier ministre, et la loi Savary de rapprochement de l’école publique et privée, qui sera ensuite abandonnée (tout comme en 2006 le contrat première embauche, ou CPE, de Dominique de Villepin) ; en mai 1986, le retour du scrutin majoritaire et, en juillet, les privatisations menées par Jacques Chirac, Premier ministre en cohabitation avec François Mitterrand ; en 1991, la création de la contribution sociale généralisée (CSG) par le gouvernement de Michel Rocard ; en 1993, le nouveau train de privatisations décidées cette fois par le gouvernement d’Édouard Balladur.

Olivier Véran, le porte-parole du gouvernement, a récemment comparé le 49.3 au cholestérol : il y aurait un « mauvais » 49.3, quand un gouvernement ne dispose pas de majorité absolue, et un « bon », qui permet d’accélérer les débats face aux obstructions parlementaires. En réalité, il est difficile de distinguer les deux usages, mais il est vrai qu’en 1980 on assista à une guérilla parlementaire quand la gauche s’opposa à la « Loi sécurité et liberté », de même qu’en 1981, lorsque la droite s’éleva contre les nationalisations. En avril 1990, les députés communistes déposèrent deux mille amendements contre la transformation par le gouvernement Rocard de la régie Renault en société anonyme. En juin 1996, lorsqu’il fut question de transformer le statut de France Télécom, le nombre d’amendements n’était « que » de cinq cents, ce qui n’empêcha pas le gouvernement Juppé de faire passer le texte par 49.3, tout comme, quelques mois plus tôt, la réforme de la protection sociale, adoptée par ordonnances après l’abandon de la réforme des régimes spéciaux de retraites.

Sur le plan de la philosophie politique, l’article 49 est incontestablement l’instrument d’une limitation de l’exercice démocratique comme expression de la volonté du peuple. Mais tout est une question d’équilibre : on peut très bien concevoir que la démocratie consiste à gouverner quatre ou cinq ans, en faisant voter certaines réformes impopulaires avant de se confronter à une nouvelle élection. La volonté de gouverner limite d’ailleurs quasi mécaniquement le Parlement dans sa volonté de représentation et de délibération, sans pour autant qu’on sorte de l’exercice démocratique. C’est la thèse du philosophe Bernard Manin dans son livre Principes du gouvernement représentatif.

Quand on jette un regard rétrospectif sur les cinq décennies passées, on trouve des périodes où le pouvoir dispose d’une majorité absolue et disciplinée avec un seul groupe parlementaire dirigé par une personnalité de poids, une sorte de Whip à l’anglaise (un nom qui signifie « fouet » en français). Ce fut le cas, par exemple, de Pierre Joxe au début du premier septennat de François Mitterrand. Un certain nombre de Premiers ministres (Maurice Couve de Murville, Jacques Chaban-Delmas, Pierre Messmer, Jacques Chirac entre 1974 et 1976, Lionel Jospin, François Fillon, Jean-Marc Ayrault et Jean Castex) ont réussi à gouverner sans 49.3, mais cette configuration n’est pas la plus fréquente, en tout cas plus depuis le retour de députés frondeurs, mus par d’autres visées que les consignes de partis considérablement affaiblis. C’est pourquoi les instruments de 1958 sont de plus en plus fréquemment utilisés.

Quand on relit les débats des commissions qui ont préparé la Constitution de 1958, on découvre que seule une petite minorité des membres du Conseil d’État se sont opposés à la réforme en prophétisant la construction d’un système permettant de fabriquer des lois qui n’auraient pas la légitimité d’un vote. L’engagement de responsabilité fait l’objet de controverses politiques rituelles, c’est le jeu des affrontements entre partis, ce qui n’a pas empêché un usage « routinier » du 49.3.

Il est probable que nous sommes sortis de cette période « routinière », sans qu’il soit aisé de situer précisément le point de basculement. En tout cas, la réforme constitutionnelle de 2008 a compté. Rompant avec la tradition gaulliste, Nicolas Sarkozy a limité l’emploi du 49.3 à un seul par session parlementaire en dehors des textes budgétaires. Cette décision ressemble à l’aveu que cette procédure pose un problème politique. Le paradoxe, c’est que cette révision constitutionnelle a été décidée par un « hyperprésident ». Le refus de la concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul homme a grandi, surtout à gauche, au point que Jean-Luc Mélenchon et d’autres ont imaginé une VIe République. Les deux 49.3 utilisés par Manuel Valls – en particulier celui concernant la loi travail El Khomri, sur fond de manifestations et d’affrontements –, ont continué de creuser un déficit de confiance à l’égard de ces procédures. Jusqu’à cette conjonction inédite : un mouvement de protestation d’ampleur, une incapacité à faire ratifier la réforme et des couacs dans une procédure législative offrant pourtant de nombreux filets de sécurité. 

 

Illustrations Jochen Gerner

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