Notre toit commun
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Je suis né et j’ai grandi au bord du Rhin, à Düsseldorf, que j’ai toujours surnommé le « Paris du Rhin ». Cette ville a été détruite à 90 % pendant la guerre. Mes premiers souvenirs sont ceux des ruines, des tas de gravats et des ponts vers la rive ouest du Rhin effondrés dans le fleuve. Plus tard, en 1960, j’ai déménagé dans la Ruhr, la plus grande région industrielle du pays. C’était un paysage de charbon, d’industrie lourde, qui m’a énormément marqué. Au début, j’étais terrifié par la pollution de l’air et la grisaille du quotidien, au sens propre du terme, puis j’ai appris à aimer ces paysages, et surtout les gens, plus décontractés et plus amicaux. Il y avait depuis longtemps une importante immigration venue de l’Est – notamment de Pologne –, mais aussi de Yougoslavie et même d’Italie. Cela m’a permis de développer de l’affection pour une certaine Allemagne, celle qui accueille, ouvertement, sans préjugés, les « étrangers ». On parlerait aujourd’hui d’« assimilation ».
La nouvelle Histoire ne pouvait être qu’européenne
La première fois que je me suis senti vraiment européen, c’était aux débuts de l’amitié franco-allemande, qui a commencé avec la visite d’Adenauer à de Gaulle, à Colombey-les-Deux-Églises, à la fin des années 1950, et qui a continué, avec beaucoup d’espoir, au début des années 1960, lorsque de Gaulle lui a rendu la pareille à Bonn. J’ai dévoré tous les discours, toutes les interventions de De Gaulle, parce qu’il parlait d’un nouveau départ dans les relations, si tragiques, entre nos deux pays. J’y pressentais la promesse d’une autre Europe. Je me suis même déplacé jusqu’à Bonn pour pouvoir apercevoir de Gaulle. Le traité de l’Élysée en 1963 a entériné l’affaire. La poignée de main entre de Gaulle et Adenauer à cette occasion est une image marquante pour moi. Pour quelqu’un qui a grandi dans un pays sans passé, ou plutôt avec un passé tu, refoulé et méprisable, la nouvelle Histoire ne pouvait être qu’européenne.
Comme notre passé, c’était la haine, les guerres sans fin, l’avenir ne pouvait être fait que d’amitié et de coopération. J’en ai été convaincu dès mon plus jeune âge, lors de mon premier voyage à l’étranger, dans un pays voisin, aux Pays-Bas. À l’époque, il y avait encore beaucoup de réserves à l’égard des « Allemands ». Cela m’a beaucoup affecté, car je ne savais que trop bien à quel point ce rejet était justifié. J’étais d’autant plus sensible à chaque geste amical, chaque signe de bienvenue.
« Mon avenir, tout comme celui de nos deux pays, ne pouvait fonctionner que sur la base d’un pardon et d’une confiance mutuelle »
Mon premier voyage en solitaire, plus tard, en 1964, a été une grande randonnée autour de la Bretagne : Saint-Malo, puis la côte, jusqu’à Belle-Île. Je suis passé par des villages où j’étais le premier Allemand qu’ils rencontraient depuis la fin de la guerre. J’ai tout vécu, de l’hostilité ouverte à la plus grande hospitalité, en passant par les menaces de coups. Ce voyage a achevé de me convaincre que mon avenir, tout comme celui de nos deux pays, ne pouvait fonctionner que sur la base d’un pardon et d’une confiance mutuelle. Une « identité » pas uniquement fondée sur l’histoire personnelle, mais sur les leçons de notre histoire commune. À l’époque, l’Europe était déjà pour moi un nouvel Heimat – un nouveau « chez-moi » –, un horizon plein d’espoir, qui permettrait de laisser derrière nous le nationalisme funeste, et de nous retrouver tous sous un toit nouveau, plus grand et plus généreux, nommé « Europe ».
Aujourd’hui, notre identité européenne est encore en train de se développer. Elle est toujours fragile et sensible. Le Brexit l’a ébranlée, mais pas complètement renversée. Le nouveau nationalisme, qui gagne en importance un peu partout, représente une menace bien plus grave parce qu’il déforme, réinterprète et tord l’histoire. Aucune de ses promesses ne sera tenue – les Britanniques en font aujourd’hui l’expérience douloureuse. Au contraire, il risque de faire reculer notre continent d’un siècle. À l’avenir, nos petites nations n’auront plus aucune chance de se défendre contre les grandes puissances qui veulent devenir encore plus puissantes. Make America even greater again, by keeping all others down ! – « Refaire l’Amérique plus grande encore, en rabaissant tous les autres ! »
« Sous notre toit commun, nous pouvons conserver nos spécificités et être plus forts que la somme de nos parties »
En tant que Français, Italiens, Allemands, Hongrois, Autrichiens ou Polonais, nous n’aurons aucun pouvoir, et nous serons écrasés sans pitié. Alors que, sous notre toit commun, nous pouvons conserver nos spécificités et être plus forts que la somme de nos parties. Mais pour cela, il nous faut vouloir l’Europe, en tant qu’individus accordant de la valeur au fait que notre continent de guerre soit devenu un continent de paix et de défense des droits de l’homme. Chaque déformation, chaque négation de l’histoire met à nouveau cette Europe en danger.
Dans le monde du cinéma, on pratique déjà l’Europe de manière bien plus évidente que le monde politique. De grands changements sont à prévoir dans le cinéma européen pour les années à venir. Malheureusement, les politiciens européens n’ont jamais compris comment éveiller, dans la population européenne, cette implication émotionnelle, cet attachement à « notre continent ». Ils nous ont toujours présenté l’Europe comme une institution administrative et financière, jamais comme une communauté culturelle et historique. C’est là le grand défaut de la politique européenne. Et cela mène à un « ras-le-bol » paralysant des Européens vis-à-vis de cette entité. Une sorte de fatigue de l’Europe.
Propos recueillis par LOU HÉLIOT
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