L’Europe bousculée par les crises

Depuis deux ou trois ans, le monde est en pleine ébullition et nos débats européens sont à la traîne. Je crains que les élections européennes de juin ne mettent en évidence un décalage avec la réalité des changements en cours. Nous risquons de voter en ayant en tête une Europe qui n’existe déjà plus. Ce décalage est d’autant plus navrant que les pouvoirs du Parlement européen sont devenus importants. Depuis le traité de Lisbonne, le Parlement a le dernier mot sur la partie dépenses du budget européen, essentielle si l’on songe aux investissements nécessaires en matière de défense (le plan de Thierry Breton s’élève à 100 milliards d’euros) ou de transition climatique (cinq à dix fois plus), sans compter le retour à une souveraineté industrielle.

Ce qui fait avancer l’Europe, ce ne sont pas nos débats, ce sont les crises et les guerres, l’Ukraine, Gaza ou la possible réélection de Trump… Même si la Commission sortante présidée par Ursula von der Leyen a manifesté une prise de conscience par rapport aux enjeux géopolitiques, la situation actuelle renforce les pouvoirs des États membres. Seuls les chefs d’État et de gouvernement des 27 pèsent efficacement sur l’évolution de l’Europe. 

 

S’adapter à un monde de plus en plus fluide

Est-il néanmoins possible de réformer nos institutions – le Conseil, la Commission et le Parlement – afin de les rendre moins complexes et d’atténuer les lenteurs de leur fonctionnement ? La réponse n’est pas simple. Il ne faut jamais perdre de vue la fameuse phrase de Jean Monnet : « Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions. » Ces institutions sont comme Janus, le dieu aux deux visages : elles sont indispensables pour assurer la durabilité, la légitimité et la cohérence de l’action de l’Union, et pourtant elles doivent s’adapter à un monde de plus en plus fluide, imprévisible qui exige flexibilité, agilité et rapidité dans les décisions. Ces institutions n’ont pas été pensées pour gérer les crises. Elles sont nées après la Seconde Guerre mondiale, dans une période de gel du monde, marquée par plusieurs décennies de guerre froide. Elles ont été construites pour gérer la stabilité et la croissance économique – une phase dont nous sommes définitivement sortis.

Majorités qualifiées, adhésions à la carte… Des idées de réforme existent

Étendre le domaine des majorités qualifiées

Des propositions sont néanmoins sur la table pour réformer sans casser le système institutionnel. Et sans toucher aux traités, parce que des négociations suivies de ratification, par référendum pour certains pays, peuvent durer des années. Sur la rapidité de décision et l’efficacité de l’action, l’idée pourrait être d’étendre au maximum les domaines concernés par les votes à la majorité qualifiée (55 % des suffrages des membres du Conseil de l’UE représentant au moins 15 des États membres et au moins 65 % de la population de l’UE). Et donc de restreindre les sujets régis par la règle de l’unanimité. Imaginons le gain d’efficacité si l’on avait pu éviter le veto hongrois pour l’envoi d’armes à l’Ukraine !

Pour l’instant, certains domaines comme la défense et la politique étrangère, la fiscalité, la santé, le social et la culture échappent à la possibilité d’une majorité qualifiée. Il me semble que sur certains de ces sujets, les décisions devraient être prises à la majorité qualifiée, y compris sur quelques sujets limités de politique étrangère (droits de l’homme, aide au développement, embargos). Mais s’il s’agit de décider d’une intervention extérieure, on peut comprendre que ce domaine reste la prérogative des responsabilités nationales et donc de l’intergouvernemental. Après tout, on parle de la vie et de la mort des citoyens de chaque pays, question qui ne peut relever d’une décision collective européenne.

« Il faudrait pouvoir inventer d’autres règles que celles qui président à l’union économique et commerciale »

Dans ces domaines, que la guerre en Ukraine a remis sur le devant de la scène, il faudrait pouvoir inventer d’autres règles que celles qui président à l’union économique et commerciale, des mécanismes qui prennent en compte les différences de poids diplomatique et militaire entre les États membres. 

En revanche, sur des questions comme la fiscalité, il est urgent de sortir de la règle de l’unanimité. C’est même une nécessité dans la compétition économique mondiale si l’on veut construire une Europe puissante et souveraine, mais je dois admettre qu’il n’y a aujourd’hui aucun consensus au sein de l’UE.

 

Adhésions à la carte

Sur la réforme de nos institutions, un point clé concerne la décision que nous avons prise de nous élargir à l’est : cinq pays des Balkans (Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie, Albanie, Bosnie-Herzégovine) ont obtenu le statut de candidat officiel, tandis que les négociations d’adhésion ont commencé avec l’Ukraine et la Moldavie.

Sur ce sujet, il faut bien être conscient du fossé entre notre volonté géopolitique et le scepticisme des citoyens européens : le dernier Eurobaromètre situe l’élargissement très loin des priorités exprimées (paix, pouvoir d’achat, climat, santé…) par l’ensemble des Européens, et plus encore par les Français.

« Il faudra faire de la place aux nouveaux entrants tout en prenant en compte les équilibres internes existants »

L’élargissement n’est pas populaire et il pose d’épineuses questions institutionnelles, notamment sur la répartition du nombre des commissaires et des 705 parlementaires. On se souvient des discussions âpres au moment du traité de Nice sur le nombre de commissaires des « grands pays ». Il faudra faire de la place aux nouveaux entrants tout en prenant en compte les équilibres internes existants. On n’échappera pas à une réforme, je ne vois même pas comment on pourrait éviter une réécriture des traités. Tout cela risque d’entraîner une bataille absolument phénoménale. La seule certitude, c’est que le calendrier de ces adhésions reste très vague. Le réalisme nous oblige à dire que le vœu du président ukrainien Volodymyr Zelensky de rejoindre l’UE d’ici à l’année prochaine paraît absolument impossible à exaucer. Une idée existe qui consisterait à ne pas faire entrer les potentiels nouveaux États membres d’un coup mais petit à petit, en limitant pendant un temps leur adhésion à certaines politiques communautaires, en attendant la fin de la négociation globale. Pourquoi pas une adhésion à la politique communautaire en matière de transports, par exemple, qui n’est pas un sujet mineur quand on songe à la libre circulation des marchandises dans l’Union européenne ?        

 

Un groupe pilote de cinq pays ?

Plus généralement, il me semble que ce processus d’élargissement devrait s’accompagner d’un processus parallèle de rétrécissement, non pas de l’idéal européen, mais des premiers cercles de son fonctionnement. Si l’on veut élargir tout en gagnant de l’efficacité, il faudrait qu’un groupe pilote de cinq pays puisse s’imposer. Dans ce groupe, je mets la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Pologne, depuis que ce pays a renoué avec son destin démocratique. Ces cinq pays pourraient se mettre d’accord sur une vision, une dynamique, une feuille de route, réussir à créer un leadership suffisant pour entraîner les autres. J’ai presque honte d’énoncer ce projet tellement français, mais je ne vois pas d’autre voie vers plus de puissance et d’autonomie.

 

Une Europe-puissance à la dimension de ses concurrents

Les problèmes à résoudre pour l’Europe ne tiennent pas tous à la lourdeur de nos institutions mais aussi et d’abord à une divergence de fond : le rêve (français) d’une Europe autonome et souveraine sur les plans industriel, numérique et technologique, alliée des États-Unis mais prête à décider seule si besoin, n’est pas aujourd’hui partagé par nos partenaires. Je ne vois pourtant pas comment l’Europe peut échapper à cette transformation nécessaire. 

Les citoyens européens n’adhèrent plus à l’UE que par dépit, parce qu’on ne peut pas faire autrement dans un monde organisé en grands blocs. Il me semble que la raison de ce désamour tient au fait que trois générations d’Européens ont été élevées dans l’idée que l’Europe reposait sur un contrat de prospérité partagée. Mais, depuis la crise de 2008, nous vivons dans un monde où la mondialisation creuse des inégalités de richesses au détriment de la classe moyenne.

« On pourrait imaginer qu’une part des budgets soit consacrée à soutenir certaines catégories socioprofessionnelles européennes victimes de la mondialisation »

Alors que notre croissance est concurrencée par l’Inde, la Chine et bien d’autres nations, je pense que l’UE devrait prendre en charge une partie de la redistribution de la richesse produite. Pour l’instant, les politiques de redistribution sociale dépendent des seuls États membres. On pourrait imaginer qu’une part des budgets soit consacrée à soutenir certaines catégories socioprofessionnelles européennes victimes de la mondialisation. Si les chômeurs, en plus de leurs indemnités nationales, recevaient un pécule versé par un fonds d’ajustement européen à la mondialisation, on pourrait espérer que l’adhésion à l’idée européenne retrouve un peu de lustre.

Nous n’en sommes plus aux premiers temps de l’Europe où il s’agissait d’appliquer aveuglément un libéralisme économique et une concurrence libre et non faussée. Il faut adapter notre marché unique aux nouvelles conditions du monde. En somme, faire comme tous nos concurrents : un peu de protectionnisme, un peu de libéralisme, et beaucoup d’intelligence. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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