Kamala Devi Harris est, comme Barack Hussein Obama, de ces Américains dont le nom raconte une histoire d’immigrations croisées, de continents rapprochés et de familles aux multiples héritages qui sont devenus la norme aux États-Unis. La candidate démocrate, c’est plus singulier, est un peu une enfant de l’Empire britannique : Shyamala Gopalan, sa mère, est née dans l’État indien du Tamil Nadu et a immigré aux États-Unis en 1958 pour suivre un programme de doctorat à l’université de Californie à Berkeley et son père, Donald Harris, est un économiste marxisant, né en Jamaïque, qui a développé ses travaux hétérodoxes à l’université de Stanford. Si ce n’était l’exceptionnel niveau éducatif de ses deux parents, la trame familiale de Kamala Harris serait assez banale : une enfant aux identités multiples qui parle de sa fierté d’être indienne, de son héritage jamaïcain, de sa tranquillité à conjuguer les deux, en particulier lorsque l’on vit dans cette tour de Babel qu’est la Californie.

Élevée par sa mère, Kamala n’a pas grandi dans une communauté indienne où rituels religieux et cérémonies, langue et remémoration du pays font le sentiment d’appartenance. Elle n’est pas hindoue et, si son prénom Kamala évoque à la fois une fleur sacrée des Indiens, une de leurs divinités, et que son deuxième prénom, Devi, signifie littéralement « déesse » en hindi, son lien avec le pays est ténu. Elle se souvient d’un grand-père fonctionnaire d’empire héroïque contre les Britanniques et garde le contact avec sa famille maternelle, mais sa part d’indianité tient avant tout à son amour pour sa mère. Elle l’explique sans fard : si elle est fière de sa part asiatique, c’est parce que la femme qui l’a élevée était exceptionnelle ; si elle se dit indo-américaine c’est avant tout car elle est « la fille de Shyamala ».

Une hiérarchie implicite entre les communautés de couleur

Lorsque Donald Trump, feignant la confusion, s’interroge sur l’étrange double identité de Kamala Harris – « Je n’ai jamais entendu parler du fait qu’elle soit noire jusqu’à il y a quelques années, quand tout à coup elle est devenue noire… Maintenant elle se dit Noire, je m’y perds, elle est indienne ou noire ? » –, il réitère la suspicion malveillante qui sous-tendait déjà ses attaques contre Barack Obama : un prénom exotique, une origine cosmopolite et une appartenance revendiquée à la communauté noire étaient autant d’indices d’inauthenticité et plus encore d’américanité douteuse. Mais il fait preuve d’un racisme moins trivial qu’il n’y paraît, jouant également d’une hiérarchie implicite entre les communautés de couleur.

Le républicain sait en effet pertinemment que la construction politique des identités aux États-Unis repose davantage sur la manière dont on choisit de se définir, l’expérience collective dans laquelle on se reconnaît, la singularité qui vous rend semblable aux autres. Lorsque l’on est comme Harris une Américaine afro-descendante, on ne peut que naviguer dans une société dont les règles ont été définies par d’autres. C’est le sens de la formule utilisée par la mère de Harris, devenue clip viral sur les réseaux sociaux, que celle-ci aime à rappeler en riant : « Vous, les jeunes, vous pensez que vous venez de tomber du cocotier ! Mais vous n’existez que dans le contexte déjà construit par d’autres. » Fille de Jamaïcain, Kamala Harris est perçue comme noire et ce legs de l’histoire écrase son indianité. « Ma mère a toujours su qu’elle élevait deux petites filles noires », raconte ainsi la candidate.

Kamala Harris a choisi très tôt de s’affirmer comme « femme noire », et cette identité politique a marqué chaque étape de ses engagements universitaires, personnels et politiques. Lorsque Trump laisse entendre qu’elle s’est soudainement déclarée Noire par opportunisme électoral (se dire telle lui serait utile pour grimper les échelons du Parti démocrate en vertu du lieu commun selon lequel c’est de ce côté de l’échiquier que l’on fait de « la politique de l’identité »), il ne fait pas que jeter le discrédit sur une femme basanée. S’il souligne opportunément l’indianité supposément répudiée de Harris, c’est pour, en sous-texte, faire des Indo-Américains la minorité modèle, patriote, travailleuse et discrète, par opposition aux Noirs, nés en Géorgie ou tout juste arrivés de Haïti, qui n’attendent que l’aide de l’État et transforment les villes du pays, comme il le dit de Baltimore, en « un trou peuplé de rats ». On comprend ainsi la photo, postée par le républicain, de Kamala entourée de sa famille maternelle et posant sagement en sari, suivi du commentaire perfide : « Merci Kamala, nous vous sommes reconnaissant pour votre amour pour votre héritage indien. »

Le Parti républicain a en effet depuis de longues années renouvelé le stéréotype du bon immigré indien, dont le destin serait de devenir le plus patriote des Américains, sans se plaindre ni jamais évoquer les discriminations subies, voire en minorant celles dont sont victimes les autres. On a ainsi découvert depuis peu les personnalités républicaines issues de l’immigration indienne prêtes à suivre ce script : Bobby Jindal, gouverneur de Californie ; Nikki Haley, gouverneure de Caroline du Sud, un temps perçue comme une alternative à Donald Trump avant de le rallier ; et l’entrepreneur de l’Ohio Vivek Ramaswamy, le plus Maga des candidats aux primaires. L’épouse du vice-président J.D. Vance, Usha Chilukuri Vance, ajoute à cette étonnante surreprésentation de descendants d’Indiens dans l’écosystème républicain.

Il n’y a en effet que quatre millions et demi d’Indo-Américains aux États-Unis, et s’ils sont le groupe démographique qui a connu la plus forte progression ces dernières années – la plus large communauté est en Californie –, ils constituent moins de 1 % de la population. Plus encore, la majorité votent démocrate et moins d’un tiers se disent républicains. Traditionnellement de religion hindoue et pratiquante, les communautés indiennes n’ont guère trouvé l’hospitalité dans un Parti républicain très christiano-centré, et les attaques racistes dont ils ont été victimes après le 11-Septembre les en ont également tenus éloignés. Mais à la faveur de l’élection de Narendra Modi en 2014 – personnage dont l’ethno-nationalisme ne déplaît pas au Parti républicain devenu d’extrême droite – ainsi que de la demande accrue de main-d’œuvre qualifiée en provenance d’Inde pour servir la croissance de la Silicon Valley, l’« indianité » a pris une valeur nouvelle pour les républicains. Près de 60 % des Indiens présents sur le sol américain sont arrivés après 2000, et il n’est pas rare que les discriminations de caste et de classe soient importées aux États-Unis et se conjuguent avec les hiérarchies raciales et sexuelles préexistantes : des alliances baroques se forment entre hindous ultranationalistes des castes supérieures travaillant dans la tech et les réseaux d’extrême droite américains conspuant les peaux sombres fainéantes.

Courtisée par le Grand Old Party, la minorité indienne – la plus éduquée mais aussi la plus prospère du pays – serait ainsi une force d’appoint pour la majorité blanche déclinante afin d’imposer islamophobie, valeurs familiales traditionnelles, idéologie du marché et de la méritocratie… rejoignant dans ce rôle les Cubains de Floride ou les élites vénézuéliennes installées aux États-Unis. Plus d’un tiers des Indo-Américains seraient déjà favorables à Trump. 

Que Kamala Harris, fière de son double héritage, se dise noire contrevient donc à la stratégie républicaine. Surtout, ce qui échappe à la vision instrumentale et suprémaciste de Trump est que les minorités ethniques aux États-Unis ont toujours déjoué les rôles que l’on a cherché à leur faire endosser. Depuis les beaux jours de l’Empire britannique, l’élite des classes supérieures indiennes s’est vu offrir le rôle d’alliée des Européens. Mais l’histoire des Indiens d’Asie en Amérique est aussi celle d’une solidarité historique avec les opprimés, en premier lieu avec les Noirs américains. Bien avant que Martin Luther King ne lise Gandhi et ne se rende en Inde, les militants de la justice raciale dans le sud des États-Unis partaient pour le sous-continent en vue de comprendre les techniques de la désobéissance civile. Gandhi lui-même confia que les Noirs américains seraient peut-être « ceux qui porteraient le plus haut le message de la non-violence dans le monde ». C’est dans cette filiation que s’est inscrite Shyamala Gopalan.

C’est par sa mère indienne bien plus que par son père jamaïcain qu’elle est une femme noire

Lorsqu’elle arrive en 1958 pour poursuivre ses études à l’université de Berkeley, elle intègre très vite les mouvements antiracistes qui se déploieront pleinement lors de la décennie suivante. Elle aime et épouse Donald Harris, qui est lui-même militant, et le couple s’installe à Oakland, la ville des Black Panthers et plus encore de la conscience noire, du ghetto et de la résistance. Si le père de Kamala, davantage versé dans une éthique de la respectabilité, est plus réticent à s’engager pleinement dans la lutte politique antiraciste, Shyamala en fait son combat existentiel. L’autobiographie de Kamala Harris révèle que la petite fille fut dès sa naissance entourée de femmes noires, nourrie par la culture afro-américaine, entre le jazz écouté par sa mère et les histoires racontées par ses voisines et amies. En somme – mais cela Trump ne peut sans doute pas le comprendre –, c’est par sa mère indienne bien plus que par son père jamaïcain que Kamala est une femme noire et qu’elle est tellement fière de l’être. 

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