Une tentative d’assassinat, un président qui jette l’éponge dans la dernière ligne droite… A-t-on déjà connu une campagne aussi inattendue ?

On a déjà connu des campagnes avec des événements rapprochés dramatiques et intenses. La comparaison, un peu forcée à mon sens, est souvent faite avec celle de 1968, marquée par le retrait du président sortant, Lyndon B. Johnson, après son succès étriqué à la primaire du New Hampshire, puis l’assassinat de son héritier désigné, Robert F. Kennedy, avant une convention démocrate à Chicago troublée par des affrontements violents entre la police locale et les manifestants contre la guerre du Viêtnam. Dans l’histoire plus récente, on a oublié que la campagne victorieuse d’Obama avait été télescopée par la grande crise financière et bancaire de 2008. Mais c’est vrai qu’on assiste à l’une des campagnes les plus agitées de l’histoire.

Comment Kamala Harris, si impopulaire il y a encore quelques mois, est-elle devenue la championne du camp démocrate ?

Elle bénéficie du sentiment de soulagement ressenti par beaucoup de démocrates qui étaient convaincus, sans doute à raison, d’une défaite avec Joe Biden comme candidat. Il ne s’agit pas simplement des conséquences du débat désastreux du 27 juin. Biden est sans doute le président le moins apprécié depuis Jimmy Carter, battu par Reagan. Il est même plus impopulaire que ne l’était Trump il y a quatre ans. Son retrait en faveur d’une candidate beaucoup plus jeune opère comme un retour à la normale dans la vie politique américaine. Kamala Harris peut s’appuyer sur un cursus honorum parfait – sénatrice de Californie puis vice-présidente – et sur des qualités établies, notamment son énergie héritée de son passé de procureure. Et si elle était si impopulaire, c’est aussi en raison de ses relations avec Biden, qui avait tout intérêt à laisser dans l’ombre cette vice-présidente dont la jeunesse soulignait sa fragilité personnelle, et à qui il a confié un dossier difficile, voire ingrat, la question de l’immigration et de la protection des frontières. Cette impopularité explique en partie que Biden ait tant tardé à passer la main en juillet, après un mois d’agonie politique en direct, parce que son entourage doutait qu’elle puisse être en mesure de faire meilleure figure que lui.

Le fait qu’elle n’ait pas été « éprouvée » par des primaires est-il un atout ou un handicap pour elle ?

Je crois que c’est la principale question à laquelle elle devra répondre dans les prochaines semaines. À rebours de l’habitude des campagnes américaines interminables, nous aurons cette fois une campagne courte, ce dont Kamala Harris pourra peut-être profiter pour tirer parti de l’élan qui la porte. Il lui faudra surtout apporter la preuve qu’elle peut faire oublier l’échec majeur que fut sa participation aux primaires en 2020 : elle faisait partie des outsiders mais fut incapable de tenir jusqu’au premier scrutin. Peut-elle mener une grande campagne nationale, avec ce que cela exige en matière de cohérence dans le projet et de capacité à résister à l’examen approfondi des médias ? De ce point de vue, sa campagne de 2019 a été un condensé de ce qu’il ne faut pas faire, avec un management clanique et dysfonctionnel, des démissions en pagaille, des contradictions permanentes, et une candidate incapable de porter un projet fort, une vision pour le pays. Cinq ans plus tard, est-elle en mesure de le faire lors de l’élection générale pour devenir présidente ?

Les programmes sont-ils si importants dans ce paysage politique très polarisé ?

La question se pose différemment pour les deux camps. Du côté des républicains, la troisième candidature successive de Donald Trump est une anomalie historique, et alors qu’en 2016 il avait dû endosser la plateforme dictée par le parti, il est cette fois devenu à lui seul le programme républicain. Il a même été capable d’imposer aux caciques du parti de renoncer à réclamer une loi d’interdiction fédérale de l’avortement, qu’il jugeait mauvaise d’un point de vue tactique. Son programme est en réalité très simple : corriger l’injustice et la faute qui ont été commises contre lui en 2020, en particulier par ce qu’il appelle l’« État profond », cette sorte de bureaucratie invisible qui, selon lui, serait libérale et progressiste, et voudrait à tout prix l’empêcher de reprendre le pouvoir. Sans rien renier des questions de fond qu’il a défendues durant sa présidence, il assume aujourd’hui être le candidat de la vengeance. Pour Kamala Harris, les choses sont différentes : elle hérite d’une plateforme programmatique qui – ironie de l’histoire – a été adoptée quelques jours avant le retrait de Joe Biden, et qui vise principalement à poursuivre ce qui a été fait ces quatre dernières années, c’est-à-dire un programme de réindustrialisation avec une forte dépense publique dans le cadre d’un projet de transition climatique et un État-providence renforcé. La difficulté, pour elle, sera de se démarquer, d’imposer une signature personnelle, mais plus largement de défendre une vision de l’Amérique. On connaît celle de Trump, on a connu celle d’Obama en 2008. Quelle est celle de Kamala Harris ? Plus encore que l’adaptation d’un programme néo-rooseveltien, c’est ce qu’attendent aujourd’hui les électeurs américains.

Peut-elle sortir de l’ambiguïté de son positionnement sans que ce soit à son détriment ?

Si elle ne définit pas elle-même davantage sa signature politique, le risque est que ce soit son adversaire qui le fasse. C’est toujours ce qui se passe dans les campagnes américaines depuis au moins quarante ans : celui qui parvient le mieux à définir son projet ou à définir négativement l’adversaire l’emporte. Trump et les républicains martèleront qu’elle est une progressiste radicale de Californie, déconnectée des attentes et des préoccupations des Américains moyens, gauchiste sur le crime et laxiste en matière d’immigration. Mais c’est, somme toute, la manière dont ont toujours été définis depuis au moins 1988 les présidentiables démocrates par les républicains. Parfois, cela ne suffit pas à briser l’élan qu’inspire une vision forte, comme pour Bill Clinton en 1992 ou Barack Obama en 2008. Mais il faut se souvenir que Michael Dukakis avait 17 points d’avance sur Bush senior à la sortie de l’été 1988 ou que Hillary Clinton était donnée gagnante en 2016 ! Kamala Harris, durant sa carrière politique en Californie, a toujours été soupçonnée d’entretenir le flou sur des questions centrales comme la peine de mort, refusant quand elle était procureure de San Francisco de la requérir contre un tueur de policiers, mais opposée plus tard à la remise en cause de son application quand elle était procureure générale de Californie. En 2019, alors qu’elle venait du couloir modéré au sein du Parti démocrate, elle a défendu des propositions très à gauche, comme une assurance médicale totalement gratuite. Si bien que beaucoup d’électeurs se demandent encore qui elle est vraiment.

L’optimisme actuel, dopé par ses bons sondages, est-il prématuré ?

Cet optimisme n’est pas déplacé tant sa nomination a été vécue comme une divine surprise par nombre de démocrates. Son colistier Tim Walz a même commis ce qu’on pourrait voir comme une gaffe à l’égard de Joe Biden en la remerciant d’avoir « ramené la joie ». Aujourd’hui, les études montrent que sa candidature suscite une hausse considérable des intentions de vote chez les femmes, les minorités afro-américaines, asio-américaines, hispaniques. Elle est bien plus représentative de l’électorat de la coalition démocrate, et beaucoup lui savent gré, par son identité, mais aussi par son énergie, sa pugnacité, de les représenter pleinement.

Faut-il pour autant enterrer Trump ?

Nous avons appris à ne jamais dire jamais avec Donald Trump. La difficulté principale pour lui, aujourd’hui, est de se retrouver à son tour dans la position de Biden, c’est-à-dire de devoir dissiper les doutes sur son âge et sa compétence. À 78 ans, il est le plus vieux candidat à la présidence de toute l’histoire des États-Unis – plus vieux encore que Biden en 2020. Et il présente de plus en plus souvent des signes de confusion qui le rendent incapable, en meeting, de se tenir à son script. Pourquoi répéter à plusieurs reprises qu’Hannibal Lecter, le psychopathe de fiction du Silence des agneaux, est un type adorable ? Cela laisse songeur… De ce point de vue, réussir le débat prévu le 10 septembre entre les deux candidats paraît vital pour lui, car il lui faut impérativement éviter de connaître en miroir ce que Joe Biden a vécu fin juin. Cette fois, il serait trop tard pour le remplacer. Preuve qu’il a conscience de l’importance de ce débat – peut-être le seul de cette courte campagne, Trump aurait déjà commencé à le préparer en demandant à l’ancienne représentante démocrate Tulsi Gabbard, qui a tourné le dos au parti en 2022, d’incarner Kamala Harris.

Quels sont les atouts dans sa main ?

En 2016, sa première campagne – gagnante, certes – avait été traversée par d’innombrables crises de palais, avec de multiples changements de directeurs de campagne. Cette fois, elle paraît beaucoup plus professionnelle, avec l’émergence ces dernières années de nombreux cadres America First, qui partagent son logiciel idéologique, que ce soit sur la verticalisation du pouvoir exécutif à l’intérieur ou sur le néo-isolationnisme à l’extérieur. Ensuite, il bénéficie cette année, avec Elon Musk, du soutien déclaré de l’homme non seulement le plus riche, mais sans doute le plus puissant de la planète, en particulier depuis son rachat du réseau social X/Twitter. Musk lui a permis de renouer un lien direct avec les électeurs américains, sur un réseau bien plus large que Truth Social [la plateforme lancée par le milliardaire en 2022, à la suite de son éviction de Twitter et de Facebook consécutive à l’assaut du Capitole], mais il a aussi rallié à lui de nombreux milliardaires de la tech, qui garantissent à Trump des levées de fonds quasi sans limites susceptibles de lui permettre d’inonder de publicités hostiles à Kamala Harris les États clés que sont le Michigan, le Wisconsin ou la Pennsylvanie. Enfin, cette fois, il n’est plus le chassé, mais le chasseur : il n’a pas à défendre son bilan calamiteux de la gestion de la pandémie, alors que Kamala Harris, en tant que vice-présidente, aura plus de mal à s’affranchir des contingences du pouvoir – on voit aujourd’hui la difficulté des démocrates à se dépêtrer de leur soutien à Israël dans la guerre à Gaza. La position de Trump est donc bien plus confortable.

« Le vrai danger est que Donald Trump ne s’est toujours pas engagé à reconnaître le résultat s’il était vaincu »

Les deux derniers mois de la campagne peuvent-ils revivifier la démocratie américaine, annoncée agonisante ?

Il est très peu probable qu’on arrive à un moment de réconciliation, quel qu’il soit. La meilleure preuve, c’est que dans des États décisifs en 2020, en particulier en Arizona et en Géorgie, on a vu des républicains qui avaient nié le résultat de la présidentielle s’emparer de certains postes de supervision, d’organisation, de certification des élections à l’échelon local. Cela montre d’abord l’emprise au sein du parti d’un camp partisan du refus absolu de l’alternance et de la défaite – ce qui pose un énorme problème en démocratie. Mais le vrai danger est que, pour l’instant, Donald Trump ne s’est toujours pas engagé à reconnaître le résultat s’il était vaincu, et qu’on peut donc craindre que les États-Unis doivent traverser une transition post-électorale extrêmement difficile. Pour l’emporter, les démocrates auraient tout à gagner à ne pas avoir besoin de ces États où le résultat des élections pourrait être contesté… 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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