En janvier 2019, Kamala Harris est une sénatrice en vue qui s’apprête à briguer l’investiture présidentielle démocrate. Dans cette perspective, la Californienne publie un ouvrage autobiographique dans lequel elle met en avant les valeurs et les principes qu’elle veut porter. Si sa candidature bénéficie dans un premier temps de sondages favorables, l’effondrement des intentions de vote en sa faveur la conduit à se retirer au profit de Joe Biden en décembre suivant. En août 2020, le futur président choisit comme colistière cette femme politique qui affirmait dans son livre sa soif de justice et de cohésion sociale. Dans l’extrait que nous publions, elle revient sur sa première campagne électorale – couronnée de succès – pour devenir procureure du district de San Francisco.


Nous arrivâmes devant le quartier général juste à l’heure. Maman descendit de la voiture en demandant : « Tu as la planche à repasser ?

– Bien sûr, elle est derrière.

– OK. Je t’aime », dit-elle en refermant la portière sur elle.

Alors que je redémarrais, je l’entendis s’exclamer : « Kamala, et le scotch ?! »

Oui, j’avais aussi pris le scotch.

J’accélérai pour gagner un supermarché non loin de là. C’était un samedi matin, l’heure de pointe dans les allées des produits alimentaires. Je m’engageai sur le parking, glissai la voiture sur l’une des rares places disponibles et attrapai la planche à repasser, le scotch et un écriteau de campagne qui commençait à avoir mauvaise mine à force d’être trimballé, attaché ici et là et rebalancé sur la banquette arrière.

Si vous vous représentez les campagnes électorales comme quelque chose de glamour, arrêtez-vous un instant pour m’imaginer sur ce parking avec ma planche à repasser et ma pancarte sous le bras. Je me souviens encore de petits enfants qui me regardaient d’un air intrigué en me montrant du doigt, et de mamans qui leur faisaient presser le pas pour s’éloigner. Je ne pouvais pas leur en vouloir. Je devais faire tache – et même avoir l’air totalement zinzin.

Mais une planche à repasser, c’est un pupitre mobile idéal. Je l’installai juste à côté de l’entrée du supermarché, près des chariots, et y scotchai mon écriteau qui proclamait : KAMALA HARRIS, UNE VOIX POUR LA JUSTICE. Au tout début de la campagne, avec l’aide de mon amie Andrea Dew Steele, j’avais couché sur le papier mon premier prospectus de candidate : une simple biographie d’une page, en noir et blanc, qui présentait ma personne et un résumé de mes positions. Andrea devait plus tard fonder Emerge America, une organisation qui recrute et forme des femmes du Parti démocrate à se porter candidates à des fonctions électives dans l’ensemble du pays. Sur la planche à repasser, je posai plusieurs piles de mon tract, et, à côté, une fiche d’inscription sur une écritoire à pince. Puis je me mis au travail.

En sortant du supermarché, les clients s’immobilisaient un instant après les portes automatiques, légèrement aveuglés par le soleil, pour essayer de se rappeler où ils avaient laissé leur voiture. Et là, sur leur gauche :

« Bonjour ! Je m’appelle Kamala Harris. Je me présente comme procureure de district et j’espère que vous m’apporterez votre soutien. »

En vérité, j’aurais déjà été satisfaite qu’ils se souviennent de mon nom. Au début de la campagne, nous avions commandé un sondage pour savoir combien d’habitants du comté de San Francisco avaient jamais entendu parler de moi. Le résultat avait été un fracassant 6 %. Oui, cela voulait bien dire que six personnes sur cent seulement connaissaient mon nom. Je n’avais pas pu m’empêcher de m’interroger : ma mère avait-elle fait partie des personnes appelées au hasard par les sondeurs ?

Mais je ne m’étais pas lancée dans cette aventure en pensant que ce serait facile. Je savais qu’il me faudrait travailler dur pour me présenter, et défendre mes idées devant un tas de gens qui ignoraient complètement qui j’étais.

Pour certains candidats inexpérimentés, communiquer avec des inconnus peut être malaisé. Et cela se comprend bien. Il est difficile d’engager la conversation avec quelqu’un qui passe devant vous dans la rue, ou d’essayer d’aborder une personne qui attend le bus après sa journée de travail, ou d’entrer dans une boutique pour tenter de discuter avec le commerçant. Comme un télévendeur qui appelle à l’heure du dîner, j’ai eu ma part de rebuffades polies – et parfois désagréables. Le plus souvent, cependant, j’ai eu la chance de bavarder avec des gens accueillants, ouverts, disposés à évoquer les problèmes qu’ils rencontraient dans leur quotidien et les espoirs qu’ils nourrissaient pour leurs familles et leurs communautés – qu’il s’agisse de sévir contre la violence domestique ou d’offrir de meilleures chances aux enfants à risque. Des années plus tard, je tombe parfois sur des gens qui se souviennent de nos échanges à ces arrêts de bus.

Cela peut paraître étrange, mais cette démarche consistant à aller à la rencontre des gens m’a toujours paru similaire au processus de sélection des jurés. Lorsque je travaillais comme procureure, j’ai passé beaucoup de temps, au prétoire, à m’entretenir avec des personnes de toutes les couches de la société qui avaient été convoquées pour accomplir leur devoir civique. Ma tâche consistait à leur poser des questions pendant quelques minutes, et à tenter de comprendre leurs priorités et leur vision du monde. Mener une campagne électorale, pour moi, c’était un peu la même chose (mais sans l’avocat de la partie adverse qui essayait de me couper l’herbe sous le pied). J’aimais beaucoup avoir cette possibilité d’aller au-devant des gens. Parfois, il arrivait qu’une maman sorte du supermarché avec un bambin sur le siège du chariot, et nous nous surprenions à passer une bonne vingtaine de minutes à parler de sa vie, de ses difficultés et du costume d’Halloween de sa fille. Au moment de se dire au revoir, je la regardais dans les yeux pour dire : « J’espère que je peux compter sur votre soutien. » C’est stupéfiant le nombre de gens qui m’ont répondu que personne ne leur avait jamais parlé aussi directement. 

 

Extrait de Nos vérités : mon rêve américain

© Robert Laffont, 2021, pour la traduction française de Pierre Reignier

Vous avez aimé ? Partagez-le !