Juin 2020. Ils sont douze sur vingt-quatre, un par table. Les mêmes que derrière l’écran. Je n’aurai pas de nouvelles des autres. Au-dessus du masque en tissu blanc qui dévore la moitié de leur minois, les yeux pétillent. Mes sixièmes sont venus avec leur gros cartable, sans trop savoir quoi mettre dedans. Il va falloir faire le point sur ce qui a été fait ou non, sur les cours qu’ils n’ont pas pu imprimer, les notions à revoir. Nous allons parler mathématiques, histoire-géographie et anglais. Mais avant, je veux savoir comment ils vont, sans intrusion. Ils connaissent déjà le principe de la météo du jour : P. commence : « Je suis soleil, parce que je suis trop contente d’être à l’école ! ». O. corrige « Soleil, d’accord, mais avec des nuages, parce que, moi, j’ai peur. » M., dans son coin ne réagit pas. Je l’interroge, il bougonne : « Je n’ai pas envie de répondre. » La pudeur l’empêche d’évoquer ce que je devine déjà, la promiscuité avec les frères et sœurs, les parents anxieux et fatigués, leur difficulté à faire face financièrement à la situation, leur colère parfois. J’enchaîne : « Qu’est-ce que vous avez appris pendant le confinement ? » Une gêne s’installe, je ne comprends pas. B. se dévoue : « On a d’abord revu la conjugaison du passé simple, puis les… » Je l’interromps.

« Non, non ! Je ne parle pas des fiches que je vous ai envoyées, je parle du reste ! » Soupirs de soulagement dans les rangs. Ils se mettent tous à piailler en même temps. L’un s’est occupé d’oiseaux, l’autre a fait du piano, un troisième des cookies qu’il promet d’apporter au prochain cours. Je décline à regret – protocole oblige –, en même temps que je demande à F. d’arrêter de nettoyer sa table avec son masque. M. se renfrogne un peu plus, il est en train de couvrir d’encre noire un angle de sa feuille. Il reste étranger à l’enthousiasme général. J’insiste : « Tu n’as rien fait qui changeait de d’habitude ? » Il lâche enfin : « J’ai appris à m’ennuyer. » Dans d’autres circonstances, j’aurais rétorqué que c’est bien utile, mais je pressens que pour lui « ennui » est synonyme de « souci » et de « découragement ».

V. se lance : « Et vous, Madame, qu’est-ce que vous avez appris ? » Mes élèves savent bien que je ne livre rien de mon intimité. Ils se font rembarrer en début d’année à la moindre question personnelle de façon à leur passer définitivement l’envie de recommencer. Mais là, c’est différent. Cela fait deux mois qu’on ne s’est pas vus, et les cloisons ont bougé. Le confinement a modifié les espaces : j’ai fait cours dans mon salon, ai reçu de leur part des mails plus que tardifs (et pas toujours dans les formes) ; j’ai vu les posters affichés dans leur chambre lors des classes virtuelles ; j’ai appelé chez eux à l’heure des repas, ou à l’heure du jeûne, les ai parfois outrageusement tirés du lit en milieu d’après-midi ; j’ai parlé à presque toute la famille au téléphone avant de réussir à joindre certains, ai pris des nouvelles de la grand-mère hospitalisée ; j’ai fini par réclamer leur numéro de portable et par donner le mien. Bref, je me suis imposée dans leur vie quotidienne, je suis entrée chez eux. Il est légitime qu’à leur tour ils s’interrogent sur la façon dont j’ai vécu cette période.

Je pourrais leur répondre que j’ai appris à refaire tous mes cours pour eux en un temps record, que je me suis interrogée mille fois sur les moyens de les rendre plus autonomes sans revoir mes exigences à la baisse. Mais il faudrait alors leur avouer que je n’y suis pas parvenue. 

Leur dire que j’ai appris à serrer les dents quand des gens très éclairés en profitaient pour taper une nouvelle fois sur le métier d’enseignant, et qu’ils n’ont pas idée de combien la reconnaissance de quelques parents au détour d’un simple « merci » à l’autre bout du combiné a été précieuse.

Leur expliquer que ça fait sept ans que je suis professeure principale de troisième, et que cette année j’ai dû apprendre à gérer l’orientation de ma classe à distance. Que certains ont disparu des radars. Que pour les autres, surtout ceux qui se destinaient à la voie professionnelle, l’heure de vie de classe s’est transformée en conversations individuelles. Seule satisfaction du confinement. Mais fin mai, les troisièmes m’ont, eux, retrouvée sans enthousiasme aucun, avec la morgue de l’adolescence, comme si de rien n’était.

J’ai donc continué à apprendre ce que je découvre depuis que je suis professeure, mais en stage intensif cette fois : que mes élèves ne sont pas de simples « apprenants » comme on lit parfois dans les essais pédagogiques, mais des adolescents avec des vies avant, pendant et après le collège. Je ne suis pas pour le grand décloisonnement des espaces, le tout-partagé, la grande famille sans secrets. Je n’oublie pas le rôle de l’école et les combats menés pour que chacun fasse sa part dans l’éducation des enfants. Mais j’apprends aussi à déconstruire certaines peurs ou réticences inutiles qui, sous couvert de rigueur et d’autorité, nous font parfois nous barricader loin de l’humain. Il n’est pas évident de dessiner la frontière au bon endroit. Force est de constater que, pendant deux mois, les lignes se sont brouillées.

J’ai fini par répondre à la question de V. Je me suis rappelé le dégât des eaux qui a marqué le début de mon confinement. Alors, quitte à déborder, j’ai simplement déclaré : « Moi, j’ai appris à faire de la plomberie. » 

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