Quels impacts ont eu les six mois sans école que nous venons de connaître ?

Le plus trivial de ces impacts, c’est que les enfants auront appris moins de choses, le temps étant la matière première des apprentissages. Est-ce grave pour autant ? Ça l’est davantage pour les élèves les plus jeunes, pour qui le besoin d’apprentissage est plus vif, pour qui il est nécessaire d’acquérir des savoirs essentiels, alors que les élèves du lycée pourront plus aisément rattraper le temps perdu. Mais une fois qu’on a dit cela, il faut tout de suite moduler en fonction du niveau social des enfants. Certains d’entre eux ont pu bénéficier de l’enseignement personnalisé de leurs parents – on peut même imaginer que les enfants d’enseignants ont plus appris que d’habitude ! –, quand d’autres n’ont pu disposer d’un tel soutien. Un renforcement des inégalités scolaires est probable, quoiqu’il reste encore à mesurer.

Le second impact concerne la sociabilité des enfants. Si les adolescents ont pu trouver des moyens de communiquer ensemble, les petits enfants, eux, ont bien souvent été limités au cercle familial, ce qui n’est pas forcément désagréable, mais forcément limitant. Le contact avec d’autres adultes que les parents est structurant pour eux. Enfin, il y a les questions des rythmes de vie, le fait de se lever à une heure régulière, d’accomplir des tâches données, qui sont autant de repères dans une journée dont les enfants ont éprouvé l’absence. Tous ces éléments seront peut-être moins traumatisants que le fait de porter un masque pendant un an, si jamais ce doit être le cas, mais ce n’est certainement pas positif.

 

L’absence d’école a-t-elle révélé le besoin d’école ?

C’est très net, et pas seulement pour les enfants. Les parents ont bien ressenti le besoin que l’école ouvre ses portes, pour pouvoir travailler bien sûr, mais aussi exister un peu pour soi. L’école rythme la vie sociale, plus que toute autre institution. C’est elle qui marque les horaires de nombreux commerces, qui donne le tempo de la société. Quant aux enfants, l’absence d’école est pour la plupart d’entre eux synonyme d’appauvrissement. On sait que pendant les grandes vacances, habituellement, certains enfants « désapprennent » à force d’isolement, de manque de contact. Avec le confinement, ce temps loin de l’école a été encore plus long.

 

Quels sont les enfants qui ont le plus souffert de ce hiatus ?

Les inégalités scolaires recouvrent certaines des inégalités sociales. Le niveau d’éducation des parents notamment est très important : dès l’enseignement primaire, une mère de famille sans diplôme sur deux se dit incapable d’aider son enfant, de lui fournir un soutien scolaire. ça n’arrive pas aux diplômés du supérieur. On a découvert aussi pendant le confinement que les conditions d’habitation pouvaient jouer un rôle, de même que l’équipement numérique. Ou bien que certains enfants n’allaient pas manger si la cantine ne fonctionnait pas.

 

Ces différences de niveau constituent-elles un défi particulier pour les enseignants lors de cette rentrée ?

Ce que les professeurs ont appris pendant le confinement, c’est la nécessité d’individualiser leur enseignement. Certains d’entre eux ont téléphoné à leurs élèves, ils ont découvert que le petit Martin avait quatre frères et sœurs, mais pas d’ordinateur, alors que le petit Jacques était au calme dans une maison de campagne. Ceux qui ont fait l’effort de ce contact n’ont pu que constater l’inégalité de leurs élèves. Comment dès lors gérer cette hétérogénéité ? C’est une question épineuse dans notre pays, car la formation des enseignants, malgré les efforts menés, reste assez peu pédagogique. On garde une réticence à mettre en place des groupes de niveau, ou des groupes de besoin, pour préférer le modèle dominant de l’enseignement frontal, où l’enseignant fait cours à la classe entière, et les élèves suivent, ou pas.

 

Comment imaginer un rattrapage dans ce cas ?

Le confinement a montré que les enseignants étaient capables d’imaginer d’autres formes d’enseignement, dès lors qu’ils avaient davantage de liberté, et donc de responsabilités. Donc on peut penser qu’ils sauront imaginer des dispositifs de soutien.

 

Tous les enseignants ont-ils montré un même niveau d’engagement et de créativité lors ce confinement ?

Mao Tsé-Toung disait : « Qui n’a pas fait d’enquête n’a pas droit à la parole. » On a vu beaucoup de témoignages dans les médias ou sur les réseaux sociaux, certains pour louer des professeurs formidables, d’autres pour regretter le décrochage d’enseignants. Mais aucune étude sérieuse ne peut permettre aujourd’hui de formuler des conclusions sur le sujet.

 

Le confinement a-t-il modifié le regard de la société sur l’école et les enseignants ?

Les parents instruits, qui pouvaient regarder avec un peu de condescendance les professeurs des écoles, se sont rendu compte de la réalité de leur travail, du caractère varié des services que l’école apportait, au-delà de la seule instruction, qui touchent à l’éducation, à la nourriture du déjeuner, à cette prise en charge qu’on appelle parfois avec mépris « garderie ». La société a pu reconnaître le caractère essentiel de l’école.

 

Comment expliquer alors que certains enseignants se soient sentis dévalorisés pendant cette période ?

C’est un sentiment qu’on retrouve souvent, en effet, chez les enseignants, mais qui ne correspond pas à la réalité. Toutes les études montrent que l’institution de l’enseignement est l’une des plus respectées dans notre pays, bien plus que la justice par exemple, et beaucoup de parents aimeraient que leur enfant devienne professeur. Il n’y a donc pas de mépris envers les professeurs. Pas plus qu’il ne devrait y en avoir envers l’idée de « garderie », qui passe sous silence l’importance des interactions avec l’enfant en dehors même des apprentissages scolaires.

 

L’année scolaire qui s’ouvre peut-elle être « normale », comme le souhaite le ministère, avec la présence des masques et des règles sanitaires ?

L’usage des masques va forcément perturber l’enseignement. Pour les enseignants, le port du masque est désagréable, leur voix est nettement moins audible. Pour les élèves, les jeux et les interactions avec les copains vont s’en trouver affectés. Il est même possible que les élèves aient davantage de difficultés d’apprentissage, ou que celui-ci soit plus lent. Mais quelle alternative avons-nous ? L’enseignement à distance, on l’a vu, n’est pas une panacée. Face à ces difficultés matérielles, on peut imaginer un allègement des programmes cette année, une place plus importante donnée au débat, à l’échange, sur les incertitudes de la science par exemple.

 

Quelles sont les limites de l’enseignement numérique à vos yeux ?

Pour apprendre, il faut que les élèves soient motivés. Le numérique peut apporter un côté ludique qui attire les élèves, mais il n’exempte pas d’un effort. Or, cet effort est bien plus difficile lorsqu’on est seul face à un ordinateur, quand on n’est pas avec ses pairs ou sous la surveillance d’un enseignant. On constate dans le cas des MOOC, ces cours en ligne proposés aux adultes, un taux d’abandon faramineux. Difficile d’en demander plus à des enfants ! C’est d’autant plus vrai pour les apprentissages complexes, comme on l’observe dans le cas des pays pauvres qui ont recours au numérique : il est aisé d’apprendre à reconnaître des lettres, beaucoup moins d’apprendre à lire. Et ce n’est certainement pas un hasard si les pays qui ont les meilleurs résultats aux tests PISA (ces épreuves standardisées passées par les élèves de 15 ans de tous les pays de l’OCDE) ne sont pas nécessairement ceux qui ont fait le choix du numérique.

 

Il faut donc tout faire pour que l’année scolaire puisse se dérouler en présentiel ?

Oui, il faut qu’elle puisse se faire autant que possible avec des enseignants et avec des camarades. Le confinement a montré que les lycéens avaient eu beaucoup recours au travail en groupe. Et c’est un élément qui peut être davantage encore mobilisé dans cette année particulière. Les études montrent depuis longtemps que les contacts entre élèves inégaux sont très formateurs, qu’elles permettent à l’un comme à l’autre de progresser. Cela doit interroger là encore notre système frontal, en permettant aux élèves de prendre plus d’initiatives, de réaliser plus de choses, d’être plus dans le domaine de l’expérience que de la simple leçon. Les bouleversements que nous sommes en train de vivre peuvent être l’occasion de réfléchir à la façon dont notre école peut changer – même si ce sont des changements de long terme, qui ne se feront pas en une seule rentrée.

 

Quels bienfaits peut-on attendre de telles évolutions ?

Les élèves français ne sont pas particulièrement heureux à l’école. Ils ne se sentent pas assez soutenus par leurs enseignants, notamment à cause des évaluations incessantes auxquelles ils sont soumis dans le secondaire. L’école française peut être dure, humiliante pour les élèves les plus faibles. Mais il y a une prise de conscience qui émerge, depuis plusieurs années, de même qu’une plus grande sensibilité à l’égard des inégalités sociales et des inégalités face à l’orientation. La crise sanitaire peut accentuer le souci de l’élève comme individu singulier, avec des besoins et des attentes propres. Elle peut aussi favoriser l’autonomie des élèves, les rendre plus actifs quand la tradition française est plutôt à la passivité. Au niveau du ministère, on peut espérer que cette expérience permette de laisser plus de latitude aux établissements, aux initiatives d’équipes enseignantes. Il n’est pas anodin de voir que celles-ci ont accepté des changements pédagogiques justement parce que ceux-ci n’étaient pas imposés par la hiérarchie ! Enfin, au niveau de la société, la considération pour l’école va se trouver confortée, avec un effort collectif qui a été mené autour de la chose scolaire, de la part de l’État, des collectivités territoriales, et qui gagnerait à être prolongé. Aujourd’hui, tout le monde sait que si l’école est fragilisée, c’est l’ensemble de la société qui en pâtit. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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