La dernière ligne tracée de la main de Gogol était : « Si vous n’êtes pas semblables aux enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume céleste. » Chaplin aussi est infantile. Mais c’est un cri perpétuel, douloureux et quelque part fondamentalement tragique, un pleur sur l’âge d’or perdu de l’enfance. La poétique épique de la Chapliniade – c’est le « -Paradis perdu » ; la poétique de Disney – c’est le « Paradis retrouvé ». Précisément le Paradis. Non réalisé sur terre. Par le dessin seul concrétisé. Ce n’est pas l’absurdité du heurt entre les conceptions enfantines d’un farfelu et la réalité des adultes, mais le comique d’une incompatibilité de l’un et de l’autre. Et la tristesse de savoir à jamais perdus : l’enfance – par l’homme, l’âge d’or – par l’humanité, irrémédiablement enfuis pour ceux qui veulent les faire resurgir du passé au lieu de les créer dans le meilleur avenir socialiste. Disney, – et ce n’est pas pour rien qu’il le dessine, – c’est le retour complet au monde de l’entière liberté, – et ce n’est pas pour rien qu’elle est fictive, – un monde libéré de la nécessité, son autre extrémité primaire.

Je vois toujours, comme un inoubliable symbole de toute son œuvre cette famille de pieuvres dressées sur quatre pattes et jouant de la cinquième une… queue, tandis que la sixième figure une… trompe. Combien cela recèle d’imaginaire ! – de toute-puissance divine ! Quelle magique restructuration du monde selon sa propre fantaisie et son propre arbitraire ! D’un monde fictif. D’un monde de lignes et de couleurs. Auquel on commande de se soumettre, de changer de forme. Tu dis à la montagne : « Déplace-toi », et elle se déplace. Tu dis à la pieuvre d’être un éléphant, et elle devient éléphant. Tu dis au soleil : « Stop ! », et il stoppe. On croirait voir surgir l’archétype du héros arrêtant le soleil chez ceux qui étaient impuissants à s’en protéger et dépendaient de lui pour tout ce qui concernait leur vie matérielle. Et l’on voit comment celle-ci devait être engendrée dans une société ayant dominé la nature entièrement – c’est-à-dire en Amérique. Où, dans le même temps, l’homme était devenu encore plus impitoyable qu’à l’âge de pierre, encore plus dépendant qu’aux périodes préhistoriques, encore plus aliéné qu’à l’époque des -sociétés esclavagistes.

Disney, c’est une admirable berceuse – lullaby – pour les malheureux et les infortunés, les offensés et les dépossédés. Pour ceux qui sont entravés par des heures de labeur, les minutes réglementaires de pause et la précision mathématique du temps ; ceux dont la vie est régie par le cent et le dollar ; dont la vie est divisée en petits carrés, comme un damier, avec cette différence que sur ce damier, qu’on soit reine ou tour, cavalier ou fou, on ne peut que perdre. Et aussi que les cases noires n’alternent pas avec les cases blanches mais sont, au fil des jours, d’une couleur grise homochrome. Grises, grises, grises. (…) Voilà pourquoi les films de Disney flamboient de couleurs. Comme les motifs décoratifs des atours populaires, dépourvus de couleur à l’état naturel. Voilà pourquoi la fantaisie y est sans limites, puisque les films de Disney sont une révolte contre le démembrement et la légalisation, contre la lividité et la grisaille.

Mais c’est une révolte lyrique. Une révolte par la rêverie, infertile et sans conséquences. Ce ne sont pas de ces songeries qui, en s’accumulant, engendrent l’action et poussent à se lever la main qui va concrétiser le rêve. Mais de ces « rêves dorés » dans lesquels on s’égare comme dans un autre monde, où tout est autre, où l’on est libre de tout critère, où l’on peut plaisanter comme la nature elle-même plaisanta aux époques joyeuses de formation, quand elle inventait elle aussi des curiosités dignes de Disney : l’autruche absurde à côté de la poule logique, l’improbable girafe à côté du chat conformiste, le kangourou parodiant la future Madone ! 

 

Extrait de Serguei Eisenstein, Walt Disney © les éditions Circé, 2013, pour la trad. d’André Cabaret

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