À la conquête du monde ?
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Depuis quand l’entreprise Disney s’est-elle mondialisée ?
Le talent de Walt Disney a été de jouer au chef d’orchestre. Il a réussi à articuler autour du monde magique de Mickey Mouse une surface financière immense, une diffusion mondiale et une accumulation d’imaginaires. C’est une véritable entreprise de capitalisme culturel. En tant que telle, elle a une dimension internationale, sans frontières. Les tout premiers films de Disney sont arrivés en Europe dès les années 1920-1930 grâce au système de distribution d’Hollywood, qui était déjà très bien implanté sur le continent. À mesure que le cinéma s’est développé dans le reste du monde, Disney, dans un mouvement d’expansion capitaliste, a cherché à pénétrer ces nouveaux marchés. Depuis les années 1990, Disney essaie notamment de conquérir l’Asie, en particulier la Chine.
Cette volonté d’expansion hors de la sphère occidentale pose-t-elle des défis spécifiques ?
Oui, et ils sont de taille. D’abord, il faut réussir à s’adresser à un public qui ne possède pas les codes des dessins animés classiques de Disney : la familiarité avec le folklore européen des contes de Grimm ou de Perrault, mais aussi un certain type de narration linéaire, avec notamment des héros et des méchants bien identifiés. C’est compliqué pour un pays comme la Chine. Comme l’a souligné l’éminent sinologue François Jullien, la Chine n’a en effet pas d’épopée au sens classique du terme, avec une narration dramatique qui met en scène un héros forçant le destin pour gagner quelque chose. Au contraire, les récits traditionnels chinois insistent plutôt, comme l’enseigne la religion tao, sur la continuité, sur le lien entre les hommes et la nature – un processus sans début ni fin. Il y a donc un abîme culturel à franchir !
« L’essentiel de la stratégie de conquête des marchés asiatiques repose sur les parcs d’attractions et les produits dérivés »
C’est pourquoi, lorsque Disney a essayé de s’emparer d’icônes culturelles chinoises, comme Mulan, pour les mettre à sa sauce, le succès n’a été que très modéré – le mode de storytelling, la façon de raconter l’histoire, ne convenait pas. À cela s’ajoutent les difficultés politiques, avec un gouvernement chinois très pointilleux à l’égard de toute diffusion de contenu qui ne provient pas d’une source chinoise, et imposant des quotas très stricts sur les films d’origine étrangère.
Quelle est alors la stratégie de Disney pour gagner ces nouveaux marchés ?
Depuis les années 1990, Disney multiplie les cocréations, comme le film d’animation Le Pinceau magique en 2014, inspiré d’une histoire populaire chinoise et réalisé à Shanghai. Mais leur impact reste très limité. C’est pourquoi l’essentiel de la stratégie de Disney pour ces nouveaux marchés repose sur les parcs d’attractions et les produits dérivés. Un parc a d’abord été ouvert à Tokyo dans les années 1980, puis à Hong Kong en 2006, et à Shanghai en 2016 – et avec eux plusieurs « Disney stores » officiels. Il faut bien comprendre que chez Disney, le parc d’animation et les produits dérivés ne sont pas secondaires par rapport à la production cinématographique. Bien au contraire ! Dans le cas des marchés asiatiques, ils sont même premiers. Une journée passée dans un parc comme l’achat de jouets et de gadgets sont déterminants pour familiariser ces publics à l’univers de Disney. C’est une manière de leur inculquer, à long terme, tout un système de références et de modes de narration. C’est un véritable pied dans la porte !
Y a-t-il des oppositions à l’international à cette diffusion de la « culture Disney » ?
Cela fait une dizaine d’années que les puissances internationales et régionales ont pris conscience de l’importance du soft power et du rôle clé que joue le cinéma en matière de rayonnement international. L’Inde a développé Bollywood, l’Afrique et le Moyen-Orient investissent également dans le cinéma, tandis que la Chine possède désormais des studios immenses avec des moyens de production inimaginables.
« L’influence de Disney dépasse aujourd’hui le simple message des films »
Mais, pour l’instant, rien n’égale encore l’ampleur de Disney. Il y a une montée en puissance, certes, des films chinois, notamment en Afrique, mais elle n’a pas la dimension civilisationnelle des productions américaines, et en particulier de celles de Disney et de ses nombreuses acquisitions – comme la licence Star Wars – qui ont imprégné l’esprit de plusieurs générations bien au-delà de l’Amérique.
Qu’appelez-vous « dimension civilisationnelle » ?
Il faut bien comprendre que l’influence de Disney dépasse aujourd’hui le simple message des films. Nous ne sommes plus dans le triomphalisme idéologique des années 1990, quand les films à la gloire des États-Unis étaient légion. L’important désormais, c’est de diffuser une culture, des pratiques et des manières de vivre consuméristes, mâtinées d’une morale manichéenne d’inspiration judéo-chrétienne et d’acculturer le monde entier aux attributs de l’American way of life. Disney y contribue depuis des décennies, notamment grâce à l’acquisition dans les années 1990 de la chaîne ABC, à l’origine de séries populaires dans le monde entier comme Desperate Housewives ou Grey’s Anatomy, et plus tard grâce au rachat de Marvel, de Lucasfilm, de la 20th Century Fox et à la création de sa plateforme de streaming Disney +. Alors qu’une grande partie de la planète s’urbanise, s’enrichit et consomme de plus en plus de médias, l’influence de Disney ne cesse de grandir. Grâce à cette entreprise, le soft power américain a encore de beaux jours devant lui.
Propos recueillis par LOU HÉLIOT
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