Parce que le gouverneur républicain de Floride, déterminé à se bâtir une stature présidentielle, a engagé un bras de fer avec l’entreprise Disney depuis qu’elle s’est déclarée hostile à ses mesures discriminatoires envers les homosexuels, on entend dire qu’il s’agirait d’une crise historique, opposant « l’Amérique de Disney » au pays profond, traditionaliste et conservateur, lequel serait outré par le progressisme insupportable d’une entreprise désormais désavouée. Or, s’il se trouve certes une poignée d’ultraréactionnaires américains et de conspirationnistes pour accuser Disney de camoufler des messages à caractère sexuel dans ses films ou pour juger intolérable qu’une sirène – horresco referens – fût noire, le mariage entre le géant du divertissement et le pays se porte bien. Les imputations fantaisistes d’un gouverneur républicain désireux de sortir de son étiage sondagier ne doivent pas aveugler : Disney n’a jamais été une entreprise subversive, au contraire, son histoire est celle de la fabrication d’une Amérique consensuelle, conservatrice et idéalisée.

La création des studios Disney au début des années 1920 à Los Angeles fut d’emblée placée sous le signe du divertissement que l’on espérait « de masse » mais aussi de la modernité artistique. Comme Hollywood, sa voisine, l’entreprise fondée par Walt Disney a très vite dû résoudre une équation difficile : comment fabriquer des œuvres qui soient des succès commerciaux, donc qui connaissent un grand retentissement populaire, et innover sur la forme, renouveler le genre, être à l’avant-garde des arts visuels, au risque de ne satisfaire qu’une petite élite éduquée ?

Si la presse de cinéma fait à l’occasion la fine bouche par rapport au sentimentalisme de ses films, Disney émerveille des dizaines de millions d’enfants américains et leurs familles ravies

Le tour de force des productions Disney fut alors de marier les deux ambitions et, dès les années 1930, la créativité et la finesse de l’imaginaire offert par Les Trois Petits Cochons, Pinocchio ou Blanche-Neige et les Sept Nains font l’unanimité parmi les critiques. Ce dernier film, sorti en 1937, connaît un succès public phénoménal. Serguei Eisenstein, qui s’est rendu en visite aux États-Unis quelques années plus tôt, déclare que Disney est la plus « grande contribution américaine à l’art moderne ».

Les prodigieuses Silly Symphonies de 1929 représentent ainsi un mélange unique composé de jeu entre l’image animée et la musique symphonique, de poésie du récit, d’invraisemblance du monde fantastique présentée et, en même temps, d’humanité inouïe et très réelle d’animaux malicieux. Si la presse de cinéma fait à l’occasion la fine bouche par rapport au sentimentalisme de ses films, Disney émerveille des dizaines de millions d’enfants américains et leurs familles ravies. Elles y trouvent un monde merveilleux à l’heure où le quotidien est profondément désenchanté. Les faibles, marginaux et exclus, vilains petits canards ou chiens benêts auxquels on s’identifie finissent toujours par gagner la reconnaissance et accéder au bonheur. Disney le revendique : il veut représenter les gens simples, le petit gars d’en bas, et son Mickey incarne dans sa bonhomie le refus du snobisme et des codes de conduite convenables.

C’est avec la Seconde Guerre mondiale, qui voit les profits de son entreprise décliner (Fantasia est un échec), que Walt Disney devient explicitement Républicain. Alors qu’il met ses talents aux services de l’armée américaine, il considère avec amertume que sa contribution est insuffisamment reconnue. Son hostilité à l’encontre du gouvernement est néanmoins moins violente que celle qu’il destine à ses employés qui réclament syndicalisation et droits. Une grève éclate en 1941 dans une entreprise jusqu’alors paternaliste dont les conditions de travail s’étaient notablement dégradées. Le conflit qui s’engage nourrit l’anticommunisme virulent du président fondateur, persuadé que les grévistes sont manipulés. La chasse aux sorcières est bientôt une politique d’État et, avant d’y participer personnellement, il renvoie le gréviste Art Babbitt, accusé d’être subversif. L’homme, à qui l’on doit Goofy (Dingo dans les versions françaises) et Gepetto, était pourtant l’un des dessinateurs phares du studio...

L’engagement de Walt Disney auprès des conservateurs américains est explicite non seulement à travers ses accointances personnelles, mais aussi dans la coloration patriote qu’il entend donner à son premier parc d’attractions, inauguré en Californie en pleine guerre froide (1955). On y trouve la réplique en carton-pâte d’une Amérique des patelins fantasmés, mais, ici encore, sous une forme urbanistique avant-gardiste. Inspiré par les expositions universelles, Disney imagine une ville dystopique, des USA miniatures en parfaite autonomie, possédant son train et ses hôtels et son système économique intégré, fait de milliers d’employés sous-payés et d’un espace saturé de sollicitations marketing et d’attractions spectaculaires. Le consumérisme le plus échevelé est célébré, mais sur un mode patriotique : on y trouve les lieux communs de l’imaginaire américain, des cow-boys aux Indiens, du Mississippi à l’espace. L’histoire présentée ne contient bien sûr nul chapitre sur les sujets qui fâchent, de l’esclavage à la guerre du Vietnam. Puisqu’il s’agit d’un « parc à thème », autant mettre en avant la drôlerie du pays, sa valeur et son caractère acidulé.

« Chaque Américain doit pouvoir être heureux en étant Donald Duck », avait coutume de dire le magnat

Ce que l’on a nommé la « politique de la nostalgie » de Disney est un succès phénoménal. Cendrillon et La Belle au bois dormant accompagnent de leur incroyable popularité les années de guerre froide et son capitalisme du rêve s’étend au monde. Les personnages sont toujours modelés, même après la mort de Walt Disney en 1966, sur le motif de la persévérance de l’Américain du peuple, entêté à s’affirmer tel qu’il est et à ne jamais perdre espoir, malgré les quolibets et les contrariétés du destin. « Chaque Américain doit pouvoir être heureux en étant Donald Duck », avait coutume de dire le magnat, soulignant la noblesse de ce canard braillard et sans manières.

Cet idéalisme populiste, que Walt Disney avait hérité de son Midwest natal et qui nourrissait la patine conservatrice de son univers, eut des conséquences inattendues dans les années 1980. Parce que bien des personnages, de Mowgli à Peter Pan, de Dumbo à Ariel, sont des êtres perdus entre deux mondes cherchant une place qui leur est refusée, nombre de jeunes gens gays se sont reconnus en eux. Un public de fans singuliers a ainsi, en contrebande, introduit dans les années 1990 le drapeau arc-en-ciel dans ce monde enchanté. Prenant acte du fait accompli, devinant l’intérêt de la niche commerciale, en particulier en Floride où une réplique du Disneyland californien a été ouverte, Disney accompagne habilement le mouvement et, tout en conservant comme cible première le public « familial », se rend davantage hospitalier aux visiteurs et employés homosexuels : dès 1991, l’entreprise y organise des Gay Pride. Nulle contre-culture ici, mais une stratégie commerciale avisée. Le parc d’Orlando emploie aujourd’hui 80 000 personnes, et son succès ne se dément pas.

La signature Disney : une représentation fabuleuse mais presque réelle de l’idéalisme fondamental de l’Américain, super-héros ordinaire, jamais vaincu par le destin

Se déclenchent alors au milieu des années 1990 les premières campagnes conspirationnistes odieuses, associant homosexualité et pédophilie, prétendant lire des messages subliminaux dans les dessins animés, dont l’extrême droite actuelle ressuscite le fiel. Mais en réalité, elles n’ont jamais entamé la popularité ni enrayé la progression du chiffre d’affaires de la multinationale (qui possède désormais les autres usines à rêve que sont Star Wars, Marvel, Pixar et 20th Century Studios ainsi que sa propre chaîne de vidéo à la demande). Signe plus frappant encore, la mise à jour subtile de son image au travers de films dans lesquels l’ensemble des personnages sont des minorités (tels la famille hispanique d’Encanto ou les héros noirs de Black Panther) ou avec un premier film présentant un personnage explicitement homosexuel (Avengers : Endgame), furent des hits, aux États-Unis et dans le monde.

La raison en est sans doute que, au-delà de la qualité intrinsèque des films et de la diversité du jeune public, demeure inaltérée la signature Disney : une représentation fabuleuse mais presque réelle de l’idéalisme fondamental de l’Américain, super-héros ordinaire, jamais vaincu par le destin. Walt n’en faisait pas mystère, il voulait, selon ses propres mots, célébrer « les idéaux, les rêves et faits réels qui ont créé l’Amérique... avec l’espoir qu’ils seront une source de joie et d’inspiration pour le monde entier ». Ce mythe national de l’exceptionnalisme de la bannière étoilée peut bien se décliner sous des traits africains, chinois ou transgenres, il n’en reste pas moins l’un des grands lieux communs, éminemment consensuel, du conservatisme américain. 

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