L’histoire entre Disney et la France est presque aussi longue que celle de l’entreprise elle-même. Au moment de l’implantation de son parc d’attractions à Marne-la-Vallée, Disney aura même beau jeu de rappeler que son nom vient de la contraction « d’Isigny », ce petit village de Normandie dont la famille Disney serait originaire. Et tant pis si, dans le même temps, elle faisait miroiter d’autres choix possibles, en Espagne notamment, probablement pour obtenir des termes plus avantageux de la part du gouvernement… Mais bien avant la création de Disneyland Paris, on a pu en effet constater l’appétence de la France et du public français pour les productions Disney. Dès 1934 paraît ainsi chez nous Le Journal de Mickey, à l’initiative d’un éditeur local, un an avant qu’il ne soit lancé aux États-Unis ! Et en 1937, la France, terre de cinéma, sera emportée comme le reste du monde par le triomphe de Blanche-Neige et les Sept Nains. Dans les années 1950, ce seront Cendrillon ou La Belle au bois dormant, tirés de contes de Perrault. Disney lui-même, outre ses origines familiales, était curieux de culture européenne, française en particulier. Après-guerre, dans un moment de dépression, il se lance dans un grand tour à travers le continent et est particulièrement frappé par les automates de la cathédrale de Strasbourg, qui inspireront en partie ceux qui peupleront le premier parc Disneyland.

Ariane Mnouchkine parle d’un « Tchernobyl culturel ». Jacques Julliard appelle à mettre le feu à Disneyland Paris

Pourtant, quand Disney annonce sa volonté d’ouvrir un parc d’attractions en France, à la fin des années 1980, l’entreprise va être la cible de nombreuses accusations de colonialisme, d’impérialisme culturel, de la part d’une classe intellectuelle française en grande majorité hostile, voire extrêmement véhémente. Ariane Mnouchkine parle d’un « Tchernobyl culturel ». Jacques Julliard appelle à mettre le feu à Disneyland Paris. De manière plus générale, le parc devient la métaphore d’une tentative d’infantilisation de la société française, au service d’une forme de consumérisme américain effréné. Ces critiques rejoignent d’ailleurs celles émises par plusieurs intellectuels européens, dont Umberto Eco ou encore Jean Baudrillard, qui voyait déjà dans les parcs américains le royaume du simulacre et de la décérébration du public. La classe intellectuelle française se fait, à ce moment-là, la gardienne d’une hiérarchie très marquée entre une culture française savante et une culture populaire américaine proprement indésirable. Il y a bien eu quelques propos plus nuancés, comme ceux de Michel Serres, qui a lu dans le succès du parc le désir d’évasion du public, sa volonté de renouer avec un rêve d’enfance. Mais il est évident qu’il y a alors une fracture, qui découle en réalité de jugements de classe, dans le regard du public français sur Disney. Même François Mitterrand, alors président de la République, reconnaîtra que Disneyland, ce n’est pas « exactement (sa) tasse de thé » !

Il y a une volonté d’européaniser le parc, de montrer les ponts possibles entre les cultures américaine et française

L’entreprise elle-même a essayé de donner des gages de respect à la culture française. Le parc Disneyland Paris est alors le seul de tous ceux qu’elle possède à se distinguer véritablement des autres, aux États-Unis ou au Japon – Disneyland Tokyo est, par exemple, une réplique quasi exacte du Magic Kingdom construit à Orlando, en Floride. L’usage de la langue française est dominant, ce qui était demandé par l’État, mais Disneyland Paris s’inspire aussi du contexte culturel français : le château de la Belle au bois dormant emprunte ainsi des éléments au Mont-Saint-Michel, aux hospices de Beaune, avec ses tuiles colorées, et aux miniatures des Très Riches Heures du duc de Berry. La zone « Tomorrowland » (« le Pays de demain ») est rebaptisée « Discoveryland » et prend des airs rétrofuturistes, avec de nombreuses allusions à l’univers de Jules Verne. Quant à « Frontierland », la zone du Far West, elle tire davantage vers les westerns-spaghettis, produits en Italie, que vers ceux de John Ford. Il y a donc une volonté d’européaniser le parc, de montrer les ponts possibles entre les cultures américaine et française. Cette ambition se manifeste tout particulièrement à travers les expositions données de chaque côté de Main Street, USA, qui reviennent sur le destin croisé des deux pays : l’une se penche sur l’idéal démocratique symbolisé par la statue de la Liberté, l’autre concerne la foi dans le progrès, et établit des parallèles entre la tour Eiffel et la Ferris Wheel, la grande roue présentée à Chicago lors de l’Exposition de 1893. L’idée est bien de montrer qu’il n’y a pas d’opposition franche entre les valeurs françaises et le message idéologique porté, au fond, par le parc, à savoir la confiance dans l’avenir et dans la prospérité matérielle, assurée par la libre concurrence et la technologie… Cette originalité est alors vraiment spécifique à la France, même si, depuis, le parc ouvert à Shanghai dévie encore plus spectaculairement de la formule initiale.

Le modèle culturel français a montré sa résilience

Malgré ces précautions, le choc culturel entre Disney et la France a pris corps au sein même du parc d’attractions. Les équipes de Disney ont ainsi découvert que leurs pratiques managériales ne pouvaient pas être transposées telles quelles – la multinationale avait demandé le droit de déroger au Code du travail, ce qui lui a été logiquement refusé, et elle a même été condamnée pour avoir voulu appliquer à son personnel un « code des apparences » très réglementé. Le comportement du public a également été mal apprécié : dès son lancement, en 1992, le parc a été un succès public, avec près de 10 millions d’entrées la première année, mais l’entreprise a découvert que les visiteurs dépensaient beaucoup moins sur place, dans les restaurants ou les boutiques de souvenirs, que les Américains, préférant apporter leurs sandwichs. Résultat : elle a fini par autoriser la vente d’alcool, et notamment de vin, dans les restaurants du parc pour convaincre le public de s’attabler ! Ces remous ont contribué aux difficultés initiales du parc.

Plus de trente ans après le succès mitigé de cette ouverture controversée, Disneyland Paris est aujourd’hui la première destination touristique d’Europe, avec quinze millions d’entrées l’an dernier. Le groupe a annoncé un plan d’expansion assez spectaculaire de deux milliards d’euros prévoyant la construction de trois nouvelles zones. L’enjeu, pour Disney, est de faire du parc un véritable resort, une destination qui justifie qu’on y passe plusieurs jours, et donc de remplir un parc hôtelier de cinq mille chambres, actuellement trop peu fréquenté. Mais il s’agit aussi de conforter son implantation dans le secteur Val d’Europe, qui représente quand même l’un des plus gros projets historiques d’aménagement du territoire en France, avec la mise en place de transports, de logements et de bureaux, et un bassin d’emploi qui dépasse largement le cadre du parc d’attractions. Surtout, on peut noter que la fracture entre culture savante et populaire s’est un peu résorbée ces dernières années. L’exposition « Il était une fois Walt Disney » organisée au Grand Palais en 2007 constitue, à cet égard, un symbole significatif : cette muséification de la culture Disney – le souci apporté à l’art spécifique des studios, à la valorisation de leurs fonds d’archives –souligne qu’elle est devenue acceptable, y compris pour les élites culturelles. Le Tchernobyl redouté ne s’est pas produit. Le modèle culturel français a montré sa résilience. Et si Disney continue de faire parler en France pour ses pratiques managériales, du moins l’entreprise a-t-elle gagné au fil des années en prestige culturel. 

Conversation avec JULIEN BISSON

 

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