Quelle était la vision du monde de Walt Disney à ses débuts ?

Elle était celle d’un Américain originaire de Kansas City qui découvrait Los Angeles. Il avait certes un peu voyagé, notamment en France, où il a brièvement travaillé pendant la Grande Guerre comme ambulancier, mais son ouverture sur le monde restait limitée. Sa vision, il l’a toujours dit, c’était de faire du dessin animé, du divertissement pour les enfants et leurs parents. Il n’a jamais eu l’ambition de changer le monde ni de transmettre de quelconques valeurs. Toute sa vie, il est resté quelqu’un de simple, même une fois devenu très célèbre après la sortie de Blanche-Neige, son premier long métrage, en 1937.

Pourtant, ses films ont modelé la vision du monde de milliards d’enfants et de leurs parents.

Cette vision, en réalité, était celle de l’Américain moyen de son époque. On retrouve dans les dessins animés de Disney les valeurs de l’Amérique profonde, conservatrice. Elles sont aussi présentes dans les films d’Hollywood de l’époque. Au fil du temps, la société américaine a changé, et Walt Disney a évolué avec elle. Chaque dessin animé est très ancré dans son temps et diffère des précédents. Le personnage de Cendrillon correspond tout à fait aux canons de beauté des comédiennes hollywoodiennes en 1950. La Belle et le Clochard dépeint très bien l’Amérique de 1955, avec ses décors, son schéma familial. Son dernier film, Le Livre de la jungle, sorti en 1967, est lui-même très axé sur le jazz.

Vous citiez Blanche-Neige. La sortie de ce film constitue-t-elle le tournant de la carrière de Walt Disney ?

C’est un tournant, mais il y a eu d’autres moments importants avant. Tout d’abord, la création de son propre studio d’animation à Kansas City, puis à Los Angeles avec son frère Roy. Plusieurs années durant, ils réalisent les Alice Comedies, des courts métrages qui mêlent dessin animé et prise de vue réelle, une approche novatrice pour l’époque. Rapidement, Disney crée le personnage d’Oswald le lapin, qu’il finit par se faire voler par son producteur. Avec l’aide de son associé, l’excellent animateur Ub Iwerks, il doit donc inventer un nouveau personnage. C’est ainsi qu’en 1928 naît Mickey, le personnage qui va changer la face du monde du dessin animé et lancer véritablement Walt Disney.

« Les films qui fonctionnent le mieux sont ceux qui ont été pensés avant la mort de Walt Disney ou qui reprennent sa recette »

En quelques années, le studio se développe considérablement. Disney crée le premier dessin animé en couleur, Fleurs et arbres, grâce auquel il décroche son premier Oscar. En 1934, au moment où il commence à travailler sur Blanche-Neige, son studio compte déjà 700 employés. La Grande Dépression de 1929 a permis à Walt Disney d’engager des artistes qu’il n’aurait jamais pu avoir en temps normal dans un studio d’animation : des architectes, des illustrateurs, des musiciens et des peintres de talent. Quand le marché du travail s’est rouvert, 90 % des plus talentueux sont restés, certains pour y faire toute leur carrière.

Walt Disney est pourtant souvent dépeint comme un individu odieux. Quel regard portez-vous sur lui ?

C’était un patron qui pouvait se montrer extrêmement exigeant, colérique, parfois cassant, mais il soutenait sans relâche ses animateurs et leur proposait un travail toujours innovant. C’était un homme passionné. Certains biographes ont affirmé qu’il était sexiste, antisémite, raciste, mais ces auteurs ne l’ont jamais connu. J’ai eu la chance de rencontrer un certain nombre de ses employés et rien de ce qu’ils m’ont dit ne confirme ces accusations. Je construis donc mon regard à partir de ces éléments concrets et authentiques.

Quels étaient les grands talents de Walt Disney ?

Il était visionnaire, il a compris très vite que le dessin animé pouvait être une forme d’art à part entière. C’est quelqu’un qui voyait le talent chez les jeunes, ce pour quoi ils étaient faits : animateur, décorateur, scénariste... Il savait placer les gens à la bonne place afin de les mettre en valeur et d’utiliser au maximum leurs compétences. Et puis, il était un scénariste et un metteur en scène de grand talent. Il l’a montré sur tous ses premiers films, avant de déléguer la réalisation dans la période d’après-guerre. C’était un réalisateur à part entière, du niveau d’un Steven Spielberg. Dans les retranscriptions de ses réunions de travail, on constate que quasiment toutes les bonnes idées venaient de Walt Disney. C’était un chef d’orchestre, mais il savait aussi jouer des instruments de musique.

Comment a-t-il pu développer son entreprise d’un point de vue financier ?

Pour Blanche-Neige, il a dû s’endetter. Les banquiers l’ont d’abord aidé, mais fabriquer un film de dessin animé prend beaucoup plus de temps que de réaliser un film en prise de vue réelle. Alors les banquiers ont fini par le lâcher. Il a dû hypothéquer sa maison, sa voiture, tout ce qu’il lui restait pour pouvoir terminer le film. Son succès l’a fait décoller, et il n’a plus jamais eu besoin des banques.

« Il a su s’approprier les textes et les adapter à son époque »

Très tôt, le merchandising a joué un rôle important dans le financement des films de Disney. Les peluches, montres et jouets à l’effigie de Mickey ont vite eu beaucoup de succès. C’était là aussi très novateur. À part quelques peluches de Félix le chat, il existait très peu de produits dérivés. Tout cela, c’est grâce à son frère Roy qui était un excellent gestionnaire. Walt Disney, lui, était vraiment concentré sur les idées. Contrairement à ce qu’on dit, ce n’était pas du tout un financier.

Quel était son rapport aux contes de fées ?

Disney s’est évidemment beaucoup inspiré des contes classiques et des histoires célèbres illustrées. En 1935, il fait un voyage en Europe dont il rapporte plus de 350 livres pour la bibliothèque de son studio. Il tire des contes classiques des adaptations très intelligentes. Il a su s’approprier les textes et les adapter à son époque. Il supprimait certains éléments mais, surtout, il en ajoutait. Dans le Blanche-Neige original, par exemple, les nains n’existent pas. On connaît leurs noms, inscrits sur les sièges de la maison, mais ils ne sont jamais décrits, on ne les voit pas. Disney leur a non seulement donné vie, mais il en a fait les personnages principaux du film. Dans Cendrillon, ni les souris ni le chat n’existent. Ce sont bien Lucifer, Jacques et Gus qui font le sel et le plaisir du film de Disney. Il en a fait un personnage à part entière. Ces ajouts ont fait le succès de ses films.

Pourquoi supprimer systématiquement les éléments les plus désagréables de ces histoires ?

Il voulait simplement produire du spectacle divertissant. Il souhaitait avant tout que les gens ressortent heureux de la salle de cinéma. Pour cela, il connaissait la recette : des personnages qui inspirent la peur, d’autres qui font rire, de l’émotion et de la magie. Mais il fallait que les histoires lui plaisent à lui aussi. C’est Disney, par exemple, qui a tenu à réaliser Alice au pays des merveilles, malgré les réticences de son frère qui y voyait un potentiel échec commercial. Walt Disney n’y a pas renoncé, il a simplement accepté de réaliser Cendrillon avant, un pari moins risqué. Je crois qu’il a vraiment fait les films qu’il voulait, mais que si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait été encore plus audacieux. Mais plusieurs centaines de personnes dépendaient financièrement de lui et il avait le sens des responsabilités.

L’histoire de Disney a-t-elle été marquée par des moments plus difficiles ?

La Seconde Guerre mondiale constitue une rupture. Les effectifs diminuent de moitié, le studio n’a plus de moyens. Disney arrête donc de réaliser des longs métrages à partir de 1942, et ce jusqu’en 1950. Il se débrouille pour faire vivre tant bien que mal le studio avec la réalisation de courts métrages mais aussi, après 1945, grâce à la diffusion en Europe de films tels que Pinocchio, Fantasia, Bambi ou Dumbo, qui n’avaient pu sortir à cause de la guerre. Les rentrées d’argent qu’ils génèrent permettent de produire Cendrillon, dont le succès va relancer la machine. Avec l’arrivée de la télévision au début des années 1950, Disney multiplie les émissions et intensifie la promotion de ses films. En 1955, il diversifie encore ses activités avec la création du premier parc Disneyland, à Anaheim, en Californie. Disney va développer les Audioanimatronics et met au point des automates extrêmement sophistiqués. En 1967, l’attraction Pirates de Caraïbes [qui inspirera plus tard une série de films] est tout à fait spectaculaire pour l’époque.

La mort de Walt Disney a-t-elle une incidence sur les productions ?

Oui, bien sûr, mais pas tout de suite. Les projets de dessins animés se font sur plusieurs années, et au moment de sa mort, en 1966, Walt Disney en laisse un certain nombre en chantier. C’est le cas du Livre de la jungle, presque terminé, qui sortira un an plus tard, mais aussi des Aristochats ou de Robin des Bois. Son équipe a repris le flambeau. C’est dans les années 1980 que la mort de Disney se fait davantage ressentir. Les animateurs qui avaient travaillé à ses côtés partent à la retraite et une nouvelle génération apparaît. La création se met à beaucoup évoluer, menant parfois à des échecs. Un film comme Taram et le Chaudron magique (1985), très fantastique, n’emballe pas le public. On n’y retrouve pas l’esprit Disney d’origine.

« Lorsque l’âme de Disney est là, le succès est au rendez-vous »

À cette époque, les films qui fonctionnent le mieux sont ceux qui ont été pensés avant la mort de Walt Disney ou qui reprennent sa recette. La Petite Sirène (1990) est un projet qui remonte en réalité aux années 1940. Le Roi Lion, lui, reprend le concept de film d’animaux. Lorsque l’âme de Disney est là, le succès est au rendez-vous. C’est toujours le cas aujourd’hui. La Reine des neiges (2013), qui était aussi un projet d’origine, est tout à fait dans cet esprit. Je ne suis pas sûr qu’il y ait encore quoi que ce soit à puiser dans les projets de Walt Disney, mais il reste une multitude de contes traditionnels.

Disney donne aujourd’hui le sentiment que sa créativité s’essouffle. L’entreprise vit-elle un moment charnière ?

C’est lié à la diversité des productions et au fait que son identité n’est plus fondée sur le dessin animé comme dans les années 1940-1980. Avec Star Wars, Indiana Jones, Pirates des Caraïbes, vous êtes dans des univers très différents. Disney continue d’entretenir son identité d’origine, notamment en célébrant le centenaire de la création des studios cette année, mais, au niveau de la diffusion, ce n’est plus du tout le cas. S’ils voulaient correspondre davantage au Disney des débuts, les décideurs iraient piocher dans les contes encore inexploités de Grimm, d’Anderson, de Charles Perrault, mais ils ne le font pas. Certes, la créativité s’essouffle un peu, mais c’est surtout une question de choix.

Disney a-t-il perdu son identité au fur et à mesure que s’est constitué l’immense empire que la multinationale possède aujourd’hui ?

Non, elle est toujours là. La plateforme Disney + permet pour la première fois au public d’accéder facilement à tous les anciens films du catalogue Disney. L’âme de Walt Disney vit encore par ce biais. Et puis, il y a les studios Pixar, rachetés par Disney en 2006. Ils sont à mes yeux les plus créatifs du monde aujourd’hui. Paradoxalement, ce sont eux qui prolongent désormais l’héritage de Walt Disney et qui, grâce à leurs innovations, lui donnent un second souffle, un siècle plus tard. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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