« Quand on prie la bonne étoile, la Fée bleue secoue son voile, et vient accorder ce qu’on a demandé. » Ces mots qui introduisent la célèbre chanson de Pinocchio résument parfaitement la philosophie dans laquelle j’ai grandi. Née dans le New Jersey en 1945, j’ai été bercée toute mon enfance par les premiers films de Walt Disney. Mes sœurs, ma mère et moi nous rendions chaque semaine au cinéma. L’univers pensé par Disney nous enchantait d’une manière si particulière qu’aujourd’hui encore, à 78 ans, j’en éprouve pleinement les effets par la simple évocation de mon enfance. Nous quittions chaque séance littéralement envoûtées. Dans la voiture, pour faire durer la magie, nous en chantions la bande-son pendant l’intégralité du trajet. Une fois chez nous, notre mère se mettait au piano et la fête se poursuivait. Nous dansions à en avoir le tournis, légères et convaincues au plus profond de nos cœurs que Disney disait vrai : évidemment que tous les rêves se réalisent, il suffit d’y croire dur comme fer. Nous n’étions pas coupées des réalités du monde, mais, enfant de l’après-guerre, je ne rêvais que de me marier avec Fred Astaire et de passer ma vie entière à danser avec lui dans notre salon. Dans mon Amérique des années 1950, pleine d’optimisme, Disney a donné naissance à une religion dont le message était si puissant qu’une vie entière plus tard, ma foi est restée intacte. Je suis toujours cette Amerloque qui rêve encore aux contes de fées. 

Dans un monde où tout régulièrement vacille, Disney est le château indestructible

Le mien s’est déroulé comme je l’espérais. J’avais 21 ans quand j’ai épousé mon prince charmant. Un an plus tard, j’attendais mon premier enfant. Ma vie était réussie. Si mon mari a réalisé mon rêve disneyen, il a aussi cherché à y mettre un terme. Quand nous nous sommes installés en France, Jacques m’a inscrite à l’université. Je devais reprendre mes études pour pouvoir travailler et m’intégrer, disait-il. Je n’en avais aucune envie. Pour poursuivre mon rêve un peu honteux, j’ai donc rusé. En choisissant la littérature jeunesse pour métier, j’ai pu entretenir, en Europe, la folie de mon rêve américain. Confrontée aux réalités de l’âge adulte et à une France plus critique envers Disney, j’aurais dû descendre de mon tapis volant, mais mon enchantement n’a fait que croître avec le temps. En devenant moi-même créatrice, j’ai pris véritablement conscience du génie de Walt. Sa recette du succès n’aurait pu être autre qu’américaine.

Pour un dessin animé réussi, il vous faut : de l’humour, d’abord, et beaucoup. Cet humour si mal vu en France, car pas sérieux. Aucun prix prestigieux ne vient le récompenser, lui qui, dans la création, est pourtant si délicat à manier. Chez Disney, chaque image en est admirablement et fièrement imprégnée. Ensuite, du travail d’équipe, une stratégie connue des créateurs des meilleures séries américaines d’aujourd’hui. Les Français travaillent seuls et exigent que leur nom soit en haut de l’affiche. En Amérique, on travaille jour et nuit pour un salaire confortable, en échange duquel on accepte de rester anonyme. Et puis, au nom du sacro-saint divertissement, Walt Disney n’a pas craint de transformer ses films en véritables comédies musicales, art américain par excellence. La musique, enchanteresse, a le pouvoir de s’imprimer dans nos esprits pour des décennies. Cerise sur le gâteau, enfin, le perfectionnisme de Walt Disney. Je me souviens qu’un ami, repéré par un animateur pour une expression de visage fugace, a été embauché par les studios quelques minutes seulement, afin que l’on puisse croquer sa mimique et la reproduire sur un personnage. 

Sa philosophie est une addiction, une drogue douce dont on ne voit pas l’intérêt de se priver

J’ai toujours laissé mon travail d’écrivaine s’imprégner de la philosophie de Walt Disney, inconsciemment. J’ai passé ma vie à écrire les histoires de princesse que je voulais vivre. Ce n’est que très récemment que j’en ai pris conscience. Le déclic est arrivé à la suite d’un appel de mon éditrice, qui venait de lire le manuscrit de Sacré collège (Nathan, 2022). À la fin de l’histoire, les personnages féminins tombaient toutes enceintes. « Susie, elle m’a dit, tu ne pas crois que l’on peut offrir d’autres rêves aux enfants d’aujourd’hui ? » Cela m’a fait l’effet d’un choc. En un siècle, le cinéma de Disney avait évolué avec son temps, tout comme la littérature jeunesse. Les princesses ne rêvaient plus de prince charmant. J’étais pourtant restée coincée dans l’univers Disney de mon temps, comme mes sœurs et d’autres de ma génération. Sa philosophie est une addiction, une drogue douce dont on ne voit pas l’intérêt de se priver. Dans un monde comme le nôtre, où tout régulièrement vacille, Disney est le château indestructible. Un jour où nous avions un peu d’argent, mon mari avait envisagé d’investir dans les parcs Disney. Même lui le reconnaissait : l’investissement était sûr car l’entreprise Disney, elle-même, ne lâcherait jamais son propre rêve.

Les enfants d’aujourd’hui sont plus réalistes. Ils militent à juste titre pour des causes sérieuses et importantes. Je crois que c’est une raison de plus pour protéger l’imaginaire de Walt Disney. Souvenez-vous de cette petite fille noire qui, en découvrant la dernière version de La Petite Sirène, a laissé éclater sa joie en voyant que son héroïne lui ressemblait. La magie, un siècle plus tard, est encore capable d’opérer. 

Conversation avec MANON PAULIC

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