Chercher une fin
Le soir du 13-Novembre, Antoine Leiris a perdu son épouse, Hélène Muyal-Leiris, qui se trouvait au Bataclan lorsque les terroristes ont fait irruption dans la salle de concerts. Trois jours plus tard, il publiait sur Facebook une lettre ouverte, intitulée Vous n’aurez pas ma haine, dans laquelle il exprimait son refus de voir sa vie et celle de son fils, alors âgé de 17 mois, emportées par ce sentiment. Un texte poignant, repris à travers le monde, qu’ont prolongé l’écriture d’un livre, paru sous le même titre chez Fayard en mars de l’année suivante, puis, trois ans plus tard, le récit La vie, après, publié par Robert Laffont. Il revient ici sur les quatre saisons du procès des attentats et ce que chacune d’entre elles lui a apporté dans son processus de reconstruction.Temps de lecture : 29 minutes
Je devais y retourner pour en sortir. Je l’ai compris dès le premier jour d’audience. En entrant dans la salle, en m’installant sur un banc, en entendant la sonnerie qui signale la reprise des débats, en me levant pour marquer le respect dû à l’entrée de la cour, en regardant autour les accusés, les parties civiles, la presse, les avocats, j’ai compris que ces cinq années depuis les attentats du Bataclan avaient été une fuite sur place. Quel que soit l’élan que je prenais, la force avec laquelle je tirais sur le fil de ma vie, je revenais toujours au même endroit, ici, dans cette salle d’audience, au cœur de cette soirée qui recommençait ce jour-là. Je crois que j’ai pu garder les attentats loin de moi parce que je savais qu’un jour le procès arriverait. Je savais qu’un jour j’y serais confronté à nouveau, une dernière fois, une première fois, une fois pour toutes.
Le 3 juillet, mon avocat m’adresse des documents et un message. Dans le dossier en référence, je reviens vers vous en vue de l’audience prévue à la rentrée s’agissant de l’ouverture du procès des attentats du 13 novembre 2015. En pièce jointe, les informations essentielles, les premières pages de l’ordonnance de mise en accusation, les informations pratiques sur l’audience et la procédure à suivre pour y assister, ainsi que le document à remplir pour la demande d’aide juridictionnelle.
Il y a différentes cases à cocher selon la situation de celui ou celle qui la requiert. Je suis dans la section 4-A et ça se présente ainsi :
Votre situation financière et patrimoniale.
Les situations ne nécessitant pas de déclarer ses ressources.
Cochez le cas correspondant à votre situation :
❐ Vous êtes bénéficiaire du revenu de solidarité active (RSA).
❐ Vous êtes bénéficiaire de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa).
❐ Vous formez un recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA).
❐ Votre procès a lieu devant le tribunal des pensions ou en appel, devant la cour régionale des pensions.
❐ Vous êtes victime d’un des crimes considérés comme étant les plus graves ou ayant droit d’une victime de tels actes (meurtre, tortures ou actes de barbarie, actes de terrorisme, viol, etc.).
Le vade-mecum en pièce jointe est là pour m’aider. Pour moi, c’est : Vous êtes victime d’un des crimes considérés comme étant les plus graves ou ayant droit d’une victime de tels actes (meurtre, tortures ou actes de barbarie, actes de terrorisme, viol, etc.). Il faut mettre une croix dans le petit carré, cocher la case, accepter de donner un nom à ces événements et, par-là, que ces événements me désignent. Je suis une catégorie administrative, je suis victime de terrorisme, je serai partie civile au procès qui va juger ces actes et leurs auteurs.
Je n’ai jamais accepté cette dénomination, je ne me suis jamais revendiqué comme tel, je crois que je n’ai jamais employé ce mot autrement que pour dire que je ne l’étais pas, victime. C’est la première chose que ce procès m’oblige à accepter, avant même qu’il ne débute, cette dénomination, cette catégorie administrative, victime d’un acte terroriste. Au-delà du mot, c’est la réalité qu’il recouvre que je dois accepter ; en traçant cette croix dans cette case, j’ouvre une première fois les yeux sur la violence de ce que nous avons vécu.
J’ai pensé à suivre le procès en tant que journaliste, je comprends, en l’écrivant aujourd’hui, que je voulais rester spectateur du procès, m’asseoir sur les bancs qui sont réservés à la presse, être là pour raisons professionnelles, juste à côté. Pouvoir regarder les autres victimes en pensant ne pas en faire partie. Je ne suis pas victime, je n’ai pas été victime, je n’ai pas vu le sang, je n’ai pas entendu les balles, je n’ai pas senti la poudre, je n’étais pas dans la salle.
En cochant cette case, je prends ce nom dont je ne voulais pas. Mais ce qui nous désigne ne nous définit pas. Ce document qui m’oblige à assumer mon nom, si je veux être partie à ce procès, ne me réduit pas à ce nom, il définit un espace dans lequel j’ai un rôle à jouer. Je suis victime d’un acte de terrorisme, mais je serai partie civile.
C’est avec nous que le procès d’assises s’ouvre, l’appel des parties. Au vu de leur nombre, ça prend un temps infini quand, d’ordinaire, la tâche est expédiée en quelques minutes. C’est un moment essentiel, il faut établir qui est fondé à être partie à ce procès, permettre à chacun de se reconnaître et de reconnaître ceux qui occupent le même espace que soi. La disposition de la salle va nous astreindre à cette place, un espace qui n’est qu’à nous, et dans lequel nous allons apprendre ensemble, avec le temps, ce que nous sommes et pourquoi nous sommes là. Il y a face à nous la cour, au fond à droite le ministère public, chargé de l’accusation, plus avant les avocats qui nous représentent, face à eux la défense, et juste derrière les accusés.
L’organisation de l’espace dessine la géopolitique des forces en présence. Une cour de justice, au moins à l’ouverture d’un procès, est un continent prêt à entrer en guerre, il faut savoir identifier ses ennemis et reconnaître ses alliés. La salle est mise en scène de sorte que je peux visualiser l’ensemble d’un regard. Nous faisons face à ceux qui sont chargés de juger les faits, en fonction des éléments qu’on leur présentera. Ils sont devant nous, en surplomb, du côté du siège, et, par cette position, je comprends qu’ils ne sont pas de notre côté. Ils ne sont pas là pour nous. Ils sont simplement responsables devant nous en tant que représentants du peuple au nom duquel ils jugent.
Ils sont alignés derrière cet immense pupitre, en haut d’une estrade qui les place au-dessus de tous, le président au centre, les assesseurs à gauche et à droite. Entre nous, au point de rencontre de toutes ces tangentes, il y a l’arène, le lieu de l’affrontement. L’image de l’arène est celle qui m’est venue spontanément, avec ses rangées d’avocats de part et d’autre, le public et la cour, ce lieu qui n’appartient à personne, qui n’est lié à aucun des territoires, est celui où pourront se rencontrer les idées et les arguments. Le lieu d’où émergera aussi la parole, celle des témoins, car c’est là où est installée la barre à laquelle ils seront appelés. Le lieu dans lequel se manifestera peut-être la vérité, au moins, une vérité.
Une cour de justice est un continent prêt à entrer en guerre, il faut savoir identifier ses ennemis et reconnaître ses alliés
Ainsi se présente la géographie de cette salle que je découvre. La place qui est réservée aux parties civiles lors d’un procès d’assises rappelle celle des victimes d’un acte de terrorisme. La définition du terrorisme est complexe et sujette à débat, mais elle se caractérise par le fait que les victimes de cet acte ne sont pas choisies pour elles-mêmes, les cibles ne sont pas la cible, le meurtre est le moyen, la victime est l’outil pour provoquer la terreur qui est le but réel de cet acte. L’affrontement se joue, au travers des victimes, entre une idéologie de destruction et la communauté nationale qu’elle veut détruire.
Il se rejoue symboliquement
« Construire un récit choral, nourri par les mémoires individuelles »
Denis Peschanski
Francis Eustache
L'historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache nous expliquent le rôle que le procès joue et va jouer pour les victimes et pour la société.
[Partie civile]
Robert Solé
À l’ouverture du procès hors norme du 13-Novembre, ils étaient déjà 1 800. Par la suite, quelque 700 autres rescapés, blessés ou proches des victimes se sont également constitués partie civile.
Un vaccin antiterrorisme ?
Sandrine Lefranc
Pour la politiste et sociologue Sandrine Lefranc, le procès du 13-Novembre ne devrait pas fondamentalement modifier notre lecture des attentats, faute d’être sorti des analyses caricaturales.