La cartographie du mouvement des Gilets jaunes coïncide-t-elle avec celle des contestations historiques du pouvoir central ?

Si l’on considère que la grande référence en matière de contestation, c’est le catholicisme – qui était, jusqu’à une époque récente, opposé à la République –, la réponse est non. Les meilleures cartes que l’on connaisse sur ce sujet de la résistance à l’État jacobin ne correspondent absolument pas à ce que l’on sait du mouvement des Gilets jaunes ! De même, il n’y a pas de rapport avec la carte électorale du Front national ou de la France insoumise.

Avec quels outils étudiez-vous alors ce mouvement ?

Je me suis fondé sur les chiffres de manifestants fournis par l’exécutif, les préfectures. La fourchette est large : entre 0 et 1 000 Gilets jaunes, 1 000 et 5 000, 5 000 et 10 000, plus de 10 000 selon les départements. J’ai divisé ces chiffres par la population pour faire ressortir la proportion et la tendance. C’est relativement grossier parce que mon approche est départementale, mais c’est intéressant. Regardez : c’est une France dépeuplée, une France du vide qui apparaît. Elle part des Ardennes pour descendre en zigzag vers la Nièvre puis en direction des Pyrénées. La plus forte mobilisation se situe dans la Nièvre : 6,8 %, c’est énorme.

Cet axe nord-sud était-il déjà connu des démographes et des géographes ?

Il est très connu des spécialistes. C’est le géographe Roger Brunet qui a établi dans les années 1980 la carte de la dépopulation. Il a baptisé cet axe « la diagonale du vide ». La carte des Gilets jaunes descend moins bas, mais elle recouvre celle de Brunet.

Cela contredit ceux qui mettent en avant le caractère périurbain du mouvement.

Non, car les Gilets jaunes réunissent un public de manifestants composite. Les premiers habitent dans la diagonale du vide et la voiture leur sert pour aller faire leurs courses, pour se rendre chez le médecin, à la poste, etc. Les seconds s’en servent chaque jour pour aller travailler, ce sont les « navetteurs » du périurbain, selon la formule consacrée. C’est la voiture qui sert de trait d’union aux Gilets jaunes, même si son usage n’est pas forcément le même pour tous.

Le thème unificateur de ce mouvement, ce n’est pas vraiment les taxes sur l’essence, c’est la possibilité de mobilité. On oublie souvent que l’une des premières libertés, c’est la liberté de circulation. Ces personnes se sentent atteintes dans leur liberté. Si elles sont restées dans leur campagne, c’est que la voiture leur permettait d’atteindre des services. Donc, on les menace. Même chose pour les périurbains, s’ils ont quitté les villes, c’est qu’ils pensaient pouvoir rouler à bas prix. Or, ils sont brutalement menacés dans cette liberté de mouvement. 

Le passage de la limitation de vitesse sur les routes secondaires de 90 kilomètres à l’heure à 80 au printemps a-t-il joué un rôle ?

Je le pense. Il y a eu un phénomène de couches, comme l’a dit l’économiste Christian Saint-Étienne. Cela a commencé avec les 80 kilomètres à l’heure, ensuite la malédiction portée sur le diesel alors qu’on le soutenait il n’y a pas si longtemps encore, et la taxe sur le CO2 et puis la suppression dans les dix ans des chaudières au fioul… C’est vie quotidienne contre réduction des émissions de CO2.

S’agit-il d’une colère profonde ?

Oui. Et pas seulement contre ces taxes, mais contre toutes les taxes à venir. L’un des facteurs qui les a déterminés à rester à la campagne ou à s’installer à la périphérie – le coût du transport – est en train de disparaître. Ils se retrouvent dans une impasse. Dans les villes, il y a le bus, le RER ou d’autres solutions. 

À quelle catégorie socioprofessionnelle appartiennent-ils ?

Ce sont deux publics avec des demandes contradictoires. Les périurbains ne sont pas des pauvres. Ce sont des personnes qui sont à la limite de ce qu’elles peuvent faire. Elles ont un crédit sur la maison, deux voitures à entretenir, des enfants à charge. C’est tendu pour elles avec la crainte, dans une société devenue très labile, d’une perte d’emploi par exemple. Les revendications des habitants de la diagonale du vide sont différentes. Eux demandent davantage de services. Des investissements coûteux pour l’État. 

Est-il pertinent de parler de classes moyennes ?

J’ai beaucoup de réserve avec la notion de classes moyennes. Il s’agit d’un dispositif sociologique inventé par William Lloyd Warner dans les années 1930. Pour échapper à l’opposition du prolétariat et de la bourgeoisie, il avait bâti un mille-feuille : upper, middle, lower classes, etc. Grosso modo, c’est un dispositif antimarxiste. Mais l’opposition immémoriale, c’est quand même entre les riches et les pauvres. C’est l’opposition déjà pointée par Aristote dans La Politique entre la démocratie et l’oligarchie, l’égalité selon le nombre et l’égalité selon le mérite. Le mérite, à l’époque, c’était l’argent ! Machiavel ne dit pas autre chose dans les Histoires florentines. C’est popolo minuto contre popolo grasso – les pauvres contre les riches.

Les Gilets jaunes sont-ils finalement trop « aisés » pour avoir attiré l’attention de l’État et recevoir un traitement social ?

Les périurbains ne forment ni une population pauvre ni une population riche. Leur fragilité vient des choix qu’ils ont faits sous un certain nombre de contraintes, dès lors que ces contraintes se sont retournées contre eux. La population vivant dans la diagonale du vide n’est pas plus pauvre. Ce qui la définit, c’est sa situation : son lieu de résidence, qui devient une question existentielle car elle se sent en danger. Ces personnes ont déjà construit leur vie selon certains paramètres qu’on vient bousculer. 

Ce n’est pas seulement une perception d’ordre subjectif. Ils ont raison de redouter les fins de mois. Le calcul est vite fait, 250 euros de remboursement de prêt par mois, 60 euros de voiture, à quoi il faut ajouter l’essence, le portable… Si un paramètre bouge, si un membre de la famille tombe malade, les difficultés surviennent. 

Cette fragilité apparaît comme une énigme car ces dernières décennies, la France ne s’est pas appauvrie.

Entre 1945 et 1975, l’État-providence s’est construit avec le surplus de croissance que le pays dégageait chaque année. La situation des gens restait la même, et on utilisait ce surplus pour redistribuer. Après 1975, la croissance est devenue trop faible. L’ascension sociale s’est aussi grippée. 

Est-ce à dire que l’injustice sociale s’est aggravée avec la fin de la redistribution ?

Non, la France continue à redistribuer beaucoup, par le biais de la santé en particulier. Mais cette redistribution ne progresse plus comme avant. Le revenu moyen d’un retraité est cependant très légèrement supérieur à celui d’un actif. Ce n’est pas rien qu’un retraité perçoive 1 100 euros de retraite par mois. Il faut se souvenir des années 1970, quand Simone de Beauvoir commençait son livre sur la vieillesse par ce constat : la vieillesse est synonyme de pauvreté. Dans les années 1950, 40 % des personnes âgées de plus de 65 ans vivaient au-dessous du seuil de pauvreté. En 1970, 2,6 millions touchaient le minimum vieillesse. Le chiffre est aujourd’hui de 550 000. Le montant alloué a augmenté plus vite que l’inflation et le salaire moyen. Et le président Macron l’a relevé le 1er avril 2018 : il est aujourd’hui de 833 euros (+ 30 euros) pour une personne seule sans ressources et de 1 293,54 euros (+ 46,57 euros) pour deux personnes sans ressources. Ce n’est pas beaucoup, mais on ne peut parler d’extrême pauvreté. 

Où se situent les poches de pauvreté ?

Aujourd’hui, les vrais pauvres sont les mères de famille monoparentales, avec un taux de pauvreté de 40 %. L’inversion en faveur des vieux s’est faite entre les années 1970 et 1990. Les jeunes ont commencé à être plus pauvres. Les personnes âgées sont la catégorie sociale où le taux de pauvreté est le plus faible, hormis parmi les femmes de plus de 75 ans car leur génération a peu travaillé. La catégorie des hommes de plus de 75 ans enregistre le plus faible taux de pauvreté de toutes les classes d’âge. J’observe un problème de perception chez ceux qui s’indignent de l’augmentation de la CSG. Plus de 80 % des plus de 65 ans sont propriétaires de leur logement. Macron les a touchés en obéissant à une logique de redistribution. Une autre distorsion optique concerne la relation entre Paris et le reste du pays. Comme l’a montré l’économiste Laurent Davezies, la valeur ajoutée créée dans la région parisienne est redistribuée. Paris ne vit pas aux dépens du reste de la France. Les Français vivent avec la perception erronée du pillage de la province par Paris. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINOet LAURENT GREILSAMER

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