De 2008 à 2016, l’économie française, appréhendée sous le prisme du produit intérieur brut, a crû d’un peu plus de 5 %. Dans la dernière édition de son Portrait social, l’Insee dresse un constat très différent concernant l’évolution du revenu disponible des Français. Concept utile pour approcher la notion de pouvoir d’achat, ce revenu disponible agrège l’ensemble des revenus issus de l’activité, du chômage, du patrimoine, ainsi que les retraites, soustrait les prélèvements fiscaux et sociaux et ajoute les prestations sociales – le tout en euros constants, c’est-à-dire corrigés de l’inflation. Ces calculs révèlent un revenu disponible en stagnation dans la même période, voire en légère diminution : moins 10 euros en moyenne par habitant, soit une baisse de 0,1 % des revenus.

Comment une économie en croissance, même molle, ne parvient-elle pas à revaloriser, même modestement, les revenus dont la population dispose pour vivre ? Les explications sont multiples. La population française continue de croître et nous sommes donc toujours plus nombreux à nous partager les fruits de cette croissance. Elle vieillit tendanciellement, ce qui se traduit par un nombre croissant d’inactifs. Enfin, les revenus pâtissent de certaines évolutions du marché du travail (hausse du chômage et du temps partiel), ainsi que des changements dans les modes de vie (on constate en particulier une multiplication des ménages éclatés, aux équilibres économiques plus précaires).

Les enseignements de cette publication ne s’arrêtent pas là. Alors que cette baisse est minime quand on la considère au niveau des individus, elle est beaucoup plus nette lorsque l’on s’intéresse aux ménages : de 2008 à 2016, le revenu disponible des ménages a quant à lui été amputé d’en moyenne 440 euros, soit une perte estimée à 1,2 % du revenu total. Cette aggravation des pertes au niveau des ménages s’explique notamment par la façon dont les ressources sont partagées dans les familles : une perte de revenu considérée au niveau individuel peut avoir des répercussions démultipliées quand cette même perte est reportée au sein de la cellule familiale – et ce d’autant plus quand les autres membres de la famille n’apportent aucun ou peu de revenus, comme c’est le cas des enfants, des adultes sans emploi ou des personnes âgées prises en charge.

De fait, l’ensemble des ménages, quel que soit leur niveau de vie, a été affecté par cette baisse du revenu disponible, mais pas avec la même intensité. Particulièrement ciblés par les mesures socio-fiscales mises en œuvre dans la période, les 10 % des ménages les plus favorisés ont connu en moyenne une perte de revenu disponible sensible. Il faut ici rappeler que cette moyenne peut cacher au sein de ce groupe des réalités très différentes, avec un scénario nettement plus favorable pour la partie la plus privilégiée. Outre cette évolution dans le haut des niveaux de vie, les ménages du milieu, ceux dont le niveau de vie avoisine la médiane, ont également connu une baisse significative de leurs revenus. Dans l’édition précédente de son Portrait social (millésimée 2017), l’Insee propose des analyses éclairantes sur ces ménages médians – ni en haut ni en bas de l’échelle des niveaux de vie. Avec des revenus issus majoritairement du travail et bénéficiant assez peu de prestations sociales, cette frange laborieuse de la population a particulièrement souffert de la hausse du chômage et du temps partiel, ainsi que de la multiplication des contrats dits « atypiques » (contrats à durée déterminée, intérim, recours à l’autoentreprenariat).

C’est aussi cette frange de la population qui expérimente avec le plus de force l’effet démultiplicateur de ces pertes lorsqu’elles sont reportées au sein de la cellule familiale. Il s’agit en effet d’une population aux caractéristiques assez hétérogènes, mais qui se subdivise grossièrement en deux sous-groupes : des familles composées de deux adultes et accueillant des enfants encore jeunes (souvent plus de deux), ou des couples âgés sans enfants à la maison. Ce sont justement deux configurations familiales dans lesquelles les pertes de revenu ont les répercussions les plus rudes. De fait, ces ménages à niveau de vie médian expriment un fort sentiment d’insécurité concernant leur avenir : malgré un niveau de vie supérieur, leurs perspectives sont tout aussi négatives que celles des ménages plus modestes en termes de dégradation future de leur situation matérielle. Une certaine « peur du déclassement » est déjà analysée par les auteurs en 2017, au moment de la sortie de la publication.

Bien qu’édifiantes pour comprendre les conditions objectives de la montée d’un sentiment d’injustice, ces données statistiques, issues de modèles complexes et assises sur des concepts sophistiqués de comptabilité publique, n’ont pas pour autant suffi à ce que cette France du milieu soit entendue. Ce que décrivent ces études et ce qui se retrouve aujourd’hui dans les mouvements de protestation qui émaillent le pays correspond à une réalité sociale et politique extrêmement diverse, sans représentants et peut-être sans représentation possibles en raison même de sa diversité. Il s’agit malgré tout d’une diversité soudée dans son sentiment d’être ignorée, prise en étau entre la frange la plus pauvre de la population française (obligée de vivre dans des conditions objectivement plus dégradées, mais désignée comme bénéficiant de politiques sociales ciblées) et une frange plus favorisée (accusée de bénéficier de toutes les attentions du gouvernement). 

Les analyses disponibles montrent que ce sentiment d’injustice se double d’une réalité objectivable : les politiques sociales ont probablement trop négligé les répercussions au niveau des ménages des mécanismes de redistribution. Les mesures socio-fiscales prises ces dernières années ont pu perdre de vue que ce qui pouvait paraître au niveau individuel un revenu décent, et donc raisonnablement ponctionnable, peut s’avérer être le minimum vital pour une famille.

Le feu a pris sur la question du diesel, dont l’augmentation de la taxation est devenue le symbole d’une iniquité fiscale pesant toujours plus sur ces ménages du milieu – trop aisés pour ne pas avoir de voiture, trop modestes pour pouvoir s’en passer et vivre dans des hypercentres urbains bien pourvus en transports en commun. Mais, dès les premiers instants, les enjeux posés ont largement dépassé ce cadre initial et appellent un questionnement radical sur notre modèle social, industriel et environnemental. Car bien qu’habituellement silencieuse, cette France du milieu se débat aujourd’hui avec ce qui sera probablement l’enjeu du siècle : la nécessaire réinvention de nos modes de vie, qui seule nous permettra de rompre avec le cercle vicieux du déclin – économique, social, environnemental – et pourra réintroduire dans nos vies de véritables perspectives de progrès – pour soi, pour les autres et pour les générations futures. 

 

SOURCES

– Insee, France portrait social, 2017 et 2018

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