« Ne croyez pas que nous fassions du féminisme », écrit Louise Michel à Clemenceau tout en lui recommandant Pauline Savari et son projet d’école d’arts et métiers féminins à Paris et à Londres. Elle refuse qu’on veuille « faire des femmes une caste à part ». Bien que proche du Droit des femmes, avec Mme Jules Simon, André Léo et Maria Deraismes, elle leur reproche d’œuvrer « uniquement pour un seul côté de l’humanité ». Elle a maintes fois protesté d’être traitée comme une femme, c’est-à-dire un être faible qu’on doit gracier car elle ne peut supporter la prison : « C’est si peu de chose qu’une femme qu’ennemis comme amis sont toujours heureux de lui faire un sort avilissant, même quand ils savent aussi bien les uns que les autres qu’elle ne faiblira pas. » Dans ses Mémoires, elle balaie d’un revers de plume la différence des sexes, affirmant que pendant la Commune « cette bête de question était finie ». Est-ce à dire qu’elle n’avait pas de conscience de femme (comme on dit « conscience de classe ») et qu’elle ne mérite pas le titre de féministe ? Ce serait méconnaître la complexité de la grande anarchiste.

C’est justement parce qu’elle était anarchiste qu’elle a retiré son nom des candidatures de femmes portées par ses amies suffragettes ; elle était tout simplement contre le vote. Mais elle a soutenu le principe de ces candidatures « comme affirmation de l’égalité de l’homme et de la femme ». Cette égalité, elle l’a réclamée en une belle et claire formule : « Je revendique les droits de la femme non servante de l’homme. » L’instruction pour les filles à « égal degré » a été son principal cheval de bataille féministe. Elle pointe « la supériorité des cours adoptés dans les collèges [de garçons] sur ceux qui composent encore l’éducation des filles de province ». « On nous débite un tas de niaiseries, ironise-t-elle, appuyées de raisonnements de La Palice, tandis qu’on essaye d’ingurgiter à nos seigneurs et maîtres des boulettes de science à leur crever le jabot. » Elle s’insurge contre les programmes des écoles normales d’institutrices, qui sont loin d’être au même niveau que ceux des instituteurs. « Jamais je n’ai compris qu’il y eût un sexe pour lequel on cherchât à atrophier l’intelligence. » Refuser l’instruction aux filles, c’est les soumettre. « Les filles, élevées dans la niaiserie, sont désarmées tout exprès pour être mieux trompées. »

Le sort des femmes n’a cessé de la scandaliser : « Partout, l’homme souffre dans cette société maudite ; mais nulle douleur n’est comparable à celle de la femme. » Sa compassion est réelle : « Tout s’appesantit sur les femmes. » Toutes les femmes, quelle que soit leur situation sociale, subissent des violences : « Dans la rue, elle est marchandise. Dans les couvents, les règlements broient son cerveau et son cœur. Dans le monde, elle ploie sous le dégoût. Dans son ménage, son fardeau l’écrase. »

Parmi ces femmes victimes, Michel défend tout particulièrement les prostituées (avec lesquelles elle est enfermée à la prison de Saint-Lazare), « les malheureuses », prises au piège, véritable bétail humain. Elle montre leur délabrement : « Leur voix deviendra un rauquement, leur corps tombera en lambeaux. » Avec un bel élan lyrique à la mesure de son indignation et avec une précision réaliste d’ethnologue, elle décrit les grands négociants de marchés de femmes qui parcourent l’Europe. Elle dénonce les maquignonnages, la traite des femmes. « Elles arrivent naïves de leur pays », poussées par la faim, le froid, la misère et on leur crée une dette. Elle attaque les souteneurs : on les appelle ainsi parce qu’ils battent et exploitent les femmes. Elle va plus loin, s’en prend aussi aux clients, « gros bourgeois scrofuleux et ballonnés » qui se repaissent de chair fraîche ; elle décrit la noce des bourgeois en appétit. En vraie anarchiste qui n’attend rien des lois, elle pousse les femmes à se faire justice elles-mêmes : elles peuvent pendre les souteneurs, mettre le feu aux maisons closes, étrangler de leurs « mains vengeresses » celui qui abuse de la candeur de la fille, tuer le « drôle » qui pourchasse l’honnête femme et, telle la souris, « ronger la gorge du hibou qui la dévore ». Quitte à mourir. Tout plutôt que d’être « souillée de ces immondes brutalités ». Son analyse est tout à fait novatrice lorsqu’elle fait le lien entre mariage et prostitution. Elle refuse d’opposer les femmes dites de mauvaise vie aux jeunes filles innocentes puisque toutes sont objet de consommation sexuelle. « Est-ce qu’il n’y a pas des marchés où l’on vend, dans la rue, les belles filles du peuple, tandis que les filles des riches sont vendues pour leur dot ? L’une la prend qui veut ; l’autre, on la donne à qui on veut. La prostitution est la même. »

Surtout, le féminisme de Louise Michel est en action. En prenant les armes pendant la Commune, en prenant la parole dans les meetings, en prenant la plume dans ses multiples livres, elle montre qu’une femme est capable de sortir du schéma de la femme au foyer, de l’épouse effacée et docile, qu’elle peut avoir des responsabilités de cheffe de file révolutionnaire. Elle peut être un exemple, voire un modèle. Avec les autres communeuses, celles qu’on a appelées les pétroleuses, son rôle de combattante la propulse au rang d’actrice de l’Histoire, comme le reconnaît Benoît Malon, membre du conseil de la Commune : « Un fait important entre tous, qu’a mis en lumière la révolution de Paris, c’est l’entrée des femmes en politique. » Certes, on peut craindre, comme cela s’est produit plusieurs fois dans l’histoire, que les luttes des femmes soient subordonnées aux luttes sociales et soient escamotées par les partis et les syndicats. Louise Michel elle-même écrit : « Toutes les inégalités tomberont du même coup quand hommes et femmes donneront dans la lutte décisive », et même : « Les femmes ne doivent pas séparer leur cause de celle de l’humanité mais faire partie militante de la grande armée révolutionnaire. » Toutefois, faisant le lien entre toutes les formes d’oppression – « Tout se tient, tous les crimes de la force » –, elle n’a pas noyé la spécificité de chaque combat : grève générale des ouvriers contre les patrons, échange de savoirs avec les Kanaks au lieu de l’écrasement des Noirs par les Blancs, protestation contre la vivisection et contre la maltraitance animale ; quant à l’émancipation féminine, elle sera l’œuvre des femmes elles-mêmes. « Prenons donc notre place sans la mendier », s’écrie cette pionnière. Convergence des luttes, oui, mais en gardant à l’esprit que, comme elle l’affirme vigoureusement, « esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire. » Ainsi se renforcent la cause du peuple et la cause des femmes : « Nous sommes une moitié de l’humanité, nous combattons avec tous les opprimés et nous garderons notre part de l’égalité qui est la seule justice. » Et ce désir de justice, pour Louise Michel, est un programme d’une grande ambition : « Ce que nous voulons, c’est la science et la liberté. » Programme encore d’actualité à travers le monde au XXIe siècle… 

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