Si le journal L’Auto, qui lança, au début du XXe siècle, la prodigieuse aventure du Tour de France, avait été imprimé sur papier blanc comme ses confrères, le maillot jaune n’aurait pas existé. Pour se démarquer de l’ensemble de la presse, Henri Desgrange, le bouillant directeur du quotidien sportif « d’idées et d’action », avait choisi le papier paille. Une teinte vivante et originale qui allait devenir la couleur symbolique de sa chère gazette. L’immeuble du 10, rue du Faubourg-Montmartre, où le patron du Tour passait l’essentiel de son temps, était peint en jaune. Et le jaune survécut à L’Auto car Jacques Goddet, qui fonda L’Équipe, laissa la façade en l’état. Le maillot jaune n’a cependant pas l’âge du Tour de France. Eugène Christophe, leader du Tour 1919 depuis les Sables-d’Olonne, endossa le premier maillot jaune de l’histoire à Grenoble. Celui qu’on appelait le Vieux Gaulois en raison de ses longues moustaches ne remporta pas ce Tour de France qu’il dominait très largement. Déjà victime en 1913, au sommet du Tourmalet, d’un incident fatal qui le contraignit, après une marche épuisante, à réparer sa fourche chez le forgeron de Sainte-Marie-de-Campan, il cassa encore son vélo, et cela à deux jours de Paris, alors qu’il comptait près d’une demi-heure d’avance sur le futur vainqueur, le Belge Firmin Lambot. Cinquante ans plus tard, au crépuscule de sa vie, il évoquait avec une émotion intacte ces instants pathétiques qui bâtirent sa légende : « J’ai perdu deux Tours de France à cause d’une malchance persistante. Ce sont des frustrations énormes, des plaies qui ne cicatrisent pas. Mais, en contrepartie, j’ai bénéficié d’un privilège inestimable en inaugurant le maillot jaune. Un bonheur qui n’appartient qu’à moi. Cet honneur n’a pas de prix. » L’odyssée de « l’habit de lumière » – expression de Philippe Brunel –, comporte cependant des zones d’ombre. Le Belge Philippe Thys, qui réalisa le premier triplé (1913-1914-1920), affirmait avoir porté un maillot jaune dès sa première participation. C’est à L’Équipe que nous l’avons rencontré, Pierre Chany et moi, dans les années 1950. Il feuilletait fébrilement les vieilles collections de L’Auto, à la recherche d’un article justifiant ses dires. En vain. Il s’accrochait à sa « vérité cachée » (sic) et s’offusquait du silence de la presse. Philippe Thys est mort en 1971, emportant son secret. L’énigme du maillot jaune fantôme n’a jamais été élucidée.

Au fil des années, le prestige du maillot jaune fusionna avec le prestige du Tour dont il partage désormais la magie. Il exerce une fascination telle que bien des coureurs lui sacrifieraient volontiers une victoire d’étape, voire davantage. En 1949, il forgea l’étincelante popularité de Jacques Marinelli, baptisé « la Perruche » par Jacques Goddet. Un surnom qui devait lui rester. En 1964, le surprenant Georges Groussard, un humble outsider surpris par la gloire, exhiba sa Toison d’or pendant dix jours radieux, de Briançon à Pau. Ce spectacle insolite lui valut une célébrité que n’a pas connue son frère Joseph, vainqueur de Milan-San Remo l’année précédente.

Faut-il s’en étonner ? Le maillot jaune est l’incarnation de la victoire intégrale. Il cristallise les valeurs, les qualités, les efforts et les mérites des « Géants de la route », ces « rudes semeurs d’énergie », écrivait Desgrange, qui sont en permanence confrontés aux problèmes, aux pièges et aux dangers d’une épreuve impitoyable. Cette tunique si convoitée, il faut la conquérir, la défendre, la conserver. Et la vouloir. Il est indispensable de déterminer la bonne tactique. Il n’y a pas de stratégie cycliste sans perspicacité. Le culot et la subtilité sont des atouts prépondérants.

Dans le Tour 1976, Cyrille Guimard, directeur sportif du groupe Gitane-Campagnolo, manœuvra en joueur de poker inspiré, à l’entrée des Pyrénées, dans le but de délester provisoirement Van Impe du fardeau que représentait pour lui la pole position. Critiqué par certains observateurs qui l’accusèrent de saborder son leader, il réalisa au contraire une opération magistrale, audacieuse en apparence, mais remarquablement intelligente.

« Van Impe est un grimpeur de poche et le poids, excessif pour ses épaules, expliqua-t-il. Je veux lui éviter de défendre son maillot en état de surrégime. Croyez-moi, mon plan est réaliste. Il lui permettra de reprendre l’avantage dans la dernière étape pyrénéenne, à Saint-Lary-Soulan, et c’est là qu’il gagnera le Tour. » Tout se déroula comme prévu par Guimard qui signa en la circonstance un chef-d’œuvre de stratégie.

Ce souvenir d’un Tour de France gagné en finesse par un athlète présumé vulnérable, mais dirigé habilement et ménagé avec un astucieux doigté, renforce mon admiration pour les vainqueurs qui portent le maillot jaune de bout en bout. Une telle performance suppose une condition physique irréprochable et un mental surdimensionné. On pense à Ottavio Bottecchia, à Nicolas Frantz, à Romain Maes, qui remportèrent de surcroît la première et la dernière étape. Jacques Anquetil frisa l’exploit en 1961. Il s’empara des commandes presque d’entrée. Son ami Darrigade l’avait précédé en s’adjugeant la première demi-étape. Par la suite, il repoussa tous les assauts et conserva le précieux trophée pendant trois semaines.

De toute évidence, le maillot jaune possède des vertus stimulantes. Il transcendait Louison Bobet qui l’aurait gardé pour dormir s’il avait pu. Réaction identique chez Jacques Anquetil, lequel puisait dans sa vie en jaune le meilleur moyen de se surpasser. Après le mémorable duel du puy de Dôme en 1964, Poulidor, qui analysait la course avec clairvoyance, nous avait confié, et ses propos sont révélateurs : « On m’a reproché d’avoir attaqué Jacques trop tard. Vite dit. Si je ne l’ai pas lâché plus tôt, c’est que je n’ai pas pu. Il était fatigué – moi aussi ! – mais terriblement motivé. Pour moi, c’était pratiquement mission impossible. Il faut vraiment croire au miracle pour espérer battre un Jacques Anquetil à deux jours de Paris, quand il a le “paletot” sur le dos. De toute façon, il devait être écrit que je n’aurais jamais ce sacré maillot. »

Le record des jours en jaune appartient évidemment à Eddy Merckx qui déclara un jour : « Mes maillots jaunes sont pour moi des reliques ! » Le Cannibale l’a détenu pendant 96 étapes. Il distance nettement Hinault (75), Indurain (60), Anquetil (50), Bobet (34), Bartali (20) et Coppi, lequel ne totalise, il est vrai, que  trois participations.

Ce bilan qui place le champion belge sur la plus haute marche traduit une réalité : « la glorieuse certitude du sport », écrivait Blondin. Pour autant, peut-on tenir le palmarès du maillot jaune pour un critère d’une signification absolue ? Plus de deux cent cinquante coureurs ont connu le bonheur de porter ce maillot tant convoité et ce bonheur a été refusé à Poulidor. L’immense Poulidor. C’est une contrevérité flagrante, un déni de justice, une aberration. Poupou, héros adulé de la « Légende des cycles », détient tout de même le record du podium avec huit places dans les trois premiers en l’espace de quinze ans. Et, si l’on en croit un récent sondage, ce parfait honnête homme, à la fois frustré et heureux (quatre-vingts printemps en 2016), est le Français qui a le plus marqué l’histoire du Tour. Anquetil doit se retourner dans sa tombe. L’étrange paradoxe de « l’éternel second » illustre le constat de Pierre Chany : « Le cyclisme est un sport exemplaire. Ce n’est pas une science exacte. » 

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