La scène, tournée au son des mariachis au bord d’une piscine, est glaçante à regarder. Le 30 juillet dernier, un homme d’affaires mexicain brûlait, devant un public trié sur le volet, un dessin à l’encre et à l’aquarelle de Frida Kahlo estimé à dix millions de dollars, Fantasmones Siniestros. Son but : mettre en vente dans la foulée dix mille NFTs, des copies numériques de l’œuvre, pour des visées prétendument caritatives. Issue d’une page du journal intime de l’artiste, l’œuvre réduite en cendres était-elle authentique ? Difficile à dire tant que l’enquête lancée par le gouvernement mexicain n’aura pas abouti. Mais l’épisode est suffisamment éloquent pour mesurer à la fois les dérives du marché de l’art à l’âge du numérique et la place prise par Frida Kahlo dans l’imaginaire collectif, près de soixante-dix ans après sa mort.

Il y a sans doute de quoi se réjouir de voir célébrée cette femme au destin singulier, broyée mais jamais brisée, qui sut faire des drames de sa vie la source d’une œuvre multiple, où se mêlent modernité picturale et tradition mexicaine, engagements politiques et exploration intimiste. Mais la passion, avec Frida Kahlo, vire parfois au fétichisme de sa personne. Et la sublimation romantique de sa vie de douleur, au pire des dévoiements commerciaux. Décliné à l’infini, caricaturé – un sourcil épais, quelques fleurs dans les cheveux, et le tour est joué –, le visage de l’artiste finit par masquer la nature même de ses toiles, par éteindre l’incendie qu’elle souhaitait allumer. Qu’aurait pensé cette militante communiste acharnée en se voyant ainsi réduite à un produit marketing ? Elle qui considérait la lutte révolutionnaire comme « une porte pour l’intelligence », aurait-elle souri en se voyant transformée en poupée Barbie ? Il faut, bien sûr, blâmer la Frida Kahlo Corporation, société possédée par un entrepreneur vénézuélien et basée dans un paradis fiscal. Mais aussi interroger notre propre attitude face aux toiles d’une artiste dont les autoportraits semblent nous regarder, autant qu’on les regarde. C’est pourquoi ce numéro exceptionnel du 1 vous propose de revenir sur la vie et l’œuvre de la peintre la plus célèbre du XXe siècle, sans rien renier de ses aspérités ou de sa violence. D’aller voir derrière l’icône, pour mieux connaître et comprendre cette artiste sur les braises, dont les tableaux racontent sa vie, et sa vie la nôtre. 

 

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