La fridamania est une pandémie mondiale, qui voit se multiplier de façon plus ou moins heureuse le visage de Frida Kahlo sur tous les supports possibles et imaginables. Des murs des quartiers populaires de Johannesburg à la mousse des cappuccinos dans les coffee-shops de Los Angeles, des culottes menstruelles aux cartes bancaires, l’artiste mexicaine est partout. Le phénomène irrite de nombreux amateurs d’art, puisqu’il se traduit par un culte voué au look de la peintre plutôt qu’à ses tableaux.

Or, le mythe autour de l’image de Frida Kahlo est d’abord l’œuvre de l’artiste elle-même. La construction de son apparence faisait en effet pleinement partie de sa démarche artistique. Comme dans ses autoportraits peints, chaque élément qu’elle choisissait pour composer ses tenues avait une signification. Frida Kahlo « performait » sa mexicanité. Ses coiffures faisaient référence à certaines représentations de déités précolombiennes. Ses robes étaient créées par des peuples indigènes dans la culture desquels elle n’avait pas été élevée. Dans son journal, Frida Kahlo décrivait cette mise en scène d’elle-même comme une démonstration de sa « solidarité avec les Indiens mexicains, et par extension avec tous les peuples opprimés par les pays capitalistes ».

À l’origine, chaque élément constitutif de l’image de cette militante communiste avait donc une portée symbolique. Cependant, la signification de ce langage visuel élaboré dans le contexte spécifique du Mexique s’est perdue dans la traduction globalisée du message de l’artiste. Si dans son pays la peintre était l’incarnation d’une lutte collective, le reste du monde a découvert son destin avec la publication de sa biographie par l’historienne de l’art Hayden Herrera en 1983. Dès lors, le parcours de vie de l’artiste a pris le pas sur son œuvre et son engagement politique. Du fait des épreuves terribles qu’elle a traversées, elle est devenue, avant tout, un modèle de résilience. Frida Kahlo est aujourd’hui l’héroïne personnelle d’une multitude de personnes menant des combats individuels très différents à travers le monde. Fleurs, monosourcil et robe à motif ne sont plus que les attributs exotiques dénués de sens d’une icône de la pop culture.

On peut se réjouir que Frida Kahlo offre un modèle alternatif à des millions de personnes, que des individus ou des communautés s’emparent de ses combats et les réinterprètent partout autour du monde. Pour la penseuse Germaine Greer, elle est aujourd’hui « la sainte patronne du féminisme lavande » – un féminisme inclusif, qui ne représente pas que les intérêts des femmes blanches, hétérosexuelles, valides et issues d’un milieu bourgeois… Mais, ajoute l’essayiste, Frida Kahlo est aussi devenue la sainte patronne du rouge à lèvres.

Car, depuis 2004, les droits d’utilisation du nom de l’artiste sont entre les mains de la Frida Kahlo Corporation, une entreprise fréquemment accusée d’abîmer l’image de la peintre en multipliant les collaborations polémiques. Le dernier scandale en date a eu lieu au début du mois de novembre. La FKC s’est associée à la marque de fast fashion Shein pour lancer une collection spéciale inspirée de la peintre. Or, quelques jours avant le lancement, un documentaire de la chaîne anglaise Channel 4 révélait les conditions de travail inhumaines dans les usines de Shein en Chine.

Ainsi, l’exploitation mercantile de la fridamania a dévoyé le message de Frida Kahlo au point d’en faire l’égérie d’entreprises dont les pratiques sont à l’exact opposé des valeurs qu’elle défendait. L’image que l’artiste avait soigneusement construite pour incarner la résistance à l’oppression capitaliste a fini par être avalée par le système qu’elle dénonçait et régurgitée sous forme de produits de consommation vides de sens. 

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