Comment Frida Kahlo a-t-elle marqué l’histoire de la peinture ?

Frida Kahlo fait aujourd’hui partie de ces artistes dont beaucoup de gens se disent admiratifs, voire « fans », sans connaître véritablement son œuvre. Or, par-delà l’icône de mode, Frida Kahlo est d’abord une artiste qui s’est avérée extrêmement avant-gardiste par les thématiques qu’elle a abordées. Elle a été l’une des premières à peindre l’accouchement, avec Ma naissance, où l’on voit sa mère sur son lit de mort en position obstétrique, tandis que le visage de Frida sort de son vagin. C’était en 1932. La même année, elle a abordé la fausse couche et l’avortement avec L’Hôpital Henry-Ford, toile où elle est allongée dans un bain de sang sur un lit d’hôpital, et qui lui a d’ailleurs valu une critique sévère du New York Times, qui a jugé son œuvre plus obstétrique qu’esthétique. Elle a aussi peint le féminicide, en 1935, avec Quelques petites piqûres, inspiré par la mort d’une femme poignardée par son mari qui la soupçonnait d’adultère. Elle fait du handicap un vrai sujet artistique, en se représentant en fauteuil roulant ou avec ses béquilles. Elle va être, aussi, une des premières artistes à peindre le travestissement, dans un tableau de 1940 qui s’appelle Autoportrait aux cheveux coupés, où elle se représente en costume d’homme, en train de mutiler sa féminité en se coupant les cheveux après son divorce avec Diego Rivera. Elle a également peint le suicide, deux ans plus tôt, avec Le Suicide de Dorothy Hale, une actrice américaine sur le déclin. Ou encore l’impérialisme américain, dans son Autoportrait à la frontière, de 1932, qui oppose le Mexique, si pauvre et en même temps si riche de son histoire, aux États-Unis, industrialisés et inhumains…

D’où vient l’œuvre de Frida Kahlo ?

C’est une œuvre qui rejoint l’idéologie de la « mexicanité », qui tend, après la révolution mexicaine, à unifier la nation divisée en mettant en valeur les vestiges précolombiens dans la peinture, par exemple, ou encore dans l’artisanat populaire mexicain. Frida Kahlo est née en 1907, à Coyoacán, et elle est témoin durant son enfance de cette révolution, portée à la fois par des ouvriers, des paysans, des intellectuels, qui réclament une meilleure répartition des terres agraires, de meilleures conditions de travail, la liberté d’expression et l’éducation pour tous. Ce mouvement va profondément marquer la jeune Frida. Le nouveau gouvernement, présidé par Álvaro Obregón, un nationaliste de gauche, va entamer en 1920 une démarche de reconstruction qui s’appuie notamment sur les artistes, en leur commandant de grandes fresques murales pour les édifices publics afin de raconter le roman national. Diego Rivera, peintre marxiste déjà connu à l’époque, fait partie de ceux-là. Frida Kahlo, elle, rêve alors de devenir médecin, mais doit abandonner ses études après l’accident terrible qui manque de la tuer à 18 ans. Alors elle peint, imaginant dans un premier temps pouvoir gagner sa vie en réalisant des dessins scientifiques pour illustrer des livres de médecine. Cela explique pourquoi, dans ses tableaux, on retrouve beaucoup de corps disséqués, d’organes. Son père, photographe, l’encourage à poursuivre des œuvres plus personnelles pendant sa convalescence. C’est peu après qu’elle intègre ce milieu artistique mexicain très politisé et fait la rencontre de Diego Rivera.

« Frida Kahlo est d’abord une artiste qui s’est avérée extrêmement avant-gardiste par les thématiques qu’elle a abordées »

En quoi sa relation avec Diego Rivera a-t-elle été déterminante pour elle ?

Dès leur rencontre, il va l’encourager à peindre selon son propre style et à poursuivre cette exploration de thématiques extrêmement personnelles. On peut reprocher beaucoup de choses à Diego Rivera, mais il l’a soutenue toute sa vie et l’a mise en avant auprès des médias et des cercles artistiques. Il a toujours vanté les qualités artistiques de Frida Kahlo, en affirmant qu’elle était le plus grand des peintres mexicains, et que si son œuvre était a priori moins visible que les fresques des peintres muralistes, elle serait amenée à être reproduite dans les livres pour parvenir à toucher un plus grand public. Jusqu’à sa mort, il va l’encourager et la pousser à faire des expositions, aux États-Unis et en France notamment.

Exposition à Paris dont elle garde un souvenir douloureux…

En effet. Elle doit pourtant beaucoup à André Breton, qui a facilité la reconnaissance de son œuvre à l’étranger. De son vivant, Frida Kahlo est essentiellement restée au Mexique la femme de Diego Rivera, sans que son travail soit véritablement pris au sérieux. C’est en France et aux États-Unis qu’il a gagné une vraie renommée et une postérité jusqu’à aujourd’hui.

Frida Kahlo a-t-elle été inspirée par les avant-gardes européennes de son temps ?

Après avoir découvert ses toiles au Mexique, André Breton avait jugé qu’elle avait toute légitimé à intégrer le mouvement surréaliste, en qualifiant son œuvre de « surréalisme spontané ». Elle-même se défend de toute influence, de toute école. Elle veut rester totalement indépendante. Pourtant, on peut reconnaître dans ses premières œuvres, comme son Autoportrait à la robe de velours, daté de 1926, l’influence d’un Modigliani, entre autres. Mais elle va très vite trouver son propre chemin. D’abord, parce que, n’ayant pas fait d’études d’art, elle était davantage préservée des courants de son époque. Ensuite, parce que l’influence des muralistes va l’encourager à s’affranchir des codes picturaux occidentaux pour créer justement un art purement mexicain. On le voit dans les matériaux qu’elle utilise, comme ces supports de fer-blanc à la manière des ex-voto, dans les couleurs ou même dans les motifs représentés, qui lui sont vraiment propres.

Y a-t-il de grandes évolutions dans son œuvre au fil du temps ?

D’abord, il faut se souvenir que si son œuvre évolue, c’est généralement du fait de certaines contraintes, de sa santé physique, des moyens dont elle dispose. La plupart de ses tableaux sont ainsi de petite taille, parce qu’elle ne peut pas faire autrement, notamment quand elle est obligée de peindre allongée. Mais il y a tout de même un tableau central dans sa production : Les Deux Fridas, un double autoportrait qui illustre l’idéologie du métissage, l’une portant une robe coloniale, l’autre une robe issue de l’artisanat textile autochtone mexicain. Ce tableau, peint en 1939, est le plus grand réalisé par Frida Kahlo, dans l’intention qu’il soit exposé, remarqué, et qu’elle ne passe pas inaperçue. Ensuite, vers la fin de sa vie, son style évolue en effet avec des couleurs plus vives et davantage de matière. Les sujets tendent vers les natures mortes, et son style se dégrade peu à peu au rythme de sa santé.

« Si son œuvre évolue, c’est généralement du fait de certaines contraintes, de sa santé physique, des moyens dont elle dispose »

Pourquoi a-t-elle peint autant d’autoportraits ?

Près de la moitié des toiles de Frida Kahlo sont des autoportraits. Dès le début, elle se met en scène dans son œuvre. Et par la suite, de nombreux mécènes lui réclameront à leur tour des autoportraits. Pour Kahlo, la peinture a une dimension cathartique, qui permet de mettre à distance ce qu’elle vit, peut-être de le contrôler. Mais à travers l’autoportrait, elle explore aussi sa propre évolution. Au fils des ans, son visage se durcit, se masculinise, elle représente aussi bien son monosourcil que le duvet au-dessus de ses lèvres. Elle change aussi de style vestimentaire pour adopter le costume traditionnel des femmes de l’isthme de Tehuantepec. Elle met ainsi à distance les canons de beauté européens pour affirmer son identité, sa singularité.

Était-elle consciente du personnage qu’elle créait ?

Dans une lettre à une amie, elle explique que, lors de son premier séjour aux États-Unis avec Diego Rivera, elle fait sensation dans les salons de la bourgeoisie américaine avec ses tenues traditionnelles. Des femmes essaient de l’imiter. Elle-même veille à être toujours maquillée, coiffée, parée de bijoux, certains issus de collections d’œuvres préhispaniques qu’elle « customisait » à sa façon – ce qui ferait hurler les archéologues ! Même ses corsets étaient décorés, de paillettes et de plumes notamment. Elle était consciente que son image lui permettait de marquer les esprits. Mais il ne faut pas oublier non plus que cette image était une armure qui permettait de masquer son handicap, sa jambe atrophiée en particulier, sous des jupes larges et chatoyantes.

Son œuvre servait-elle ses engagements politiques ?

Le seul regret qu’elle ait exprimé, dans son journal intime, c’est celui d’avoir fait une œuvre trop personnelle, qui n’ait pas suffisamment « servi » au Parti communiste. Dans les dernières années de sa vie, elle peint d’ailleurs des toiles plus engagées, comme Le Marxisme donnera la santé aux malades, où la figure de Marx la libère de ses béquilles, ou encore son autoportrait avec Staline – et ce malgré sa relation avec Trotski à la fin des années 1930 ! Pourtant, selon Diego Rivera lui-même, son œuvre est éminemment politique justement parce qu’elle se recentre sur l’intime, parce qu’elle donne à voir avec justesse la condition des femmes, des handicapés, de ceux qui connaissent l’expérience de la souffrance. En explorant l’intime, elle en fait un sujet politique et accède à l’universel, et en cela, elle est notre contemporaine,

Que penser de son statut d’icône auprès des communautés LGBT ?

Elle avait en effet une sexualité très libre. On parle souvent des infidélités de Diego Rivera, mais elle aussi avait des relations extraconjugales, aussi bien avec des hommes que des femmes. Sa bisexualité n’a jamais été un tabou pour elle. Mais elle tient aussi au mélange des genres au sein de leur couple : Frida avait un côté très masculin, dans son visage comme dans certains de ses vêtements, alors que Diego pouvait exhiber une forme de féminité dans ses formes généreuses.

Y a-t-il encore aujourd’hui un « mystère Frida » ?

Elle n’a pas cherché en tout cas à le cultiver. Elle nous a laissé une œuvre extrêmement éloquente, une correspondance fournie, où se reflète sa personnalité, un journal intime qui a été publié, bien qu’il soit aujourd’hui épuisé. Le vrai mystère, c’est plutôt la tournure qu’a prise sa postérité. Celle-ci commence dans les années 1960, avec l’essor d’un mouvement féministe en quête de références artistiques. Elle prend de l’ampleur dans les années 1980-1990 avec la parution de sa biographie par Hayden Herrera, puis l’acquisition de cinq de ses toiles par Madonna, ou le film avec Salma Hayek en 2002. À partir de là, Frida Kahlo va peu à peu devenir un produit marketing de masse, un peu comme Che Guevara, réduite à un cliché véhiculé par de nombreux produits dérivés, des sacs sérigraphiés à la poupée Barbie. Cela finit par donner d’elle une image beaucoup plus lisse que ce qu’elle était. On oublie ses engagements communistes, on oublie surtout la réalité de ses tableaux. Imagine-t-on un tote bag avec Ma naissance ? Non. On n’a gardé d’elle qu’un vernis assez artificiel et anecdotique, qui n’a rien à voir avec l’aspect révolutionnaire de son œuvre comme de sa personne. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC & JULIEN BISSON

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