Paris, le 17 mars 1939

 

Ma belle Ella, mon Boitito,

mes copains vrais de vrais,

Deux mois plus tard, je vous écris. Je sais que vous allez dire comme d’habitude : quelle sale « chicua » ! Mais, croyez-moi, cette fois c’est la faute à ce coquin de sort. J’ai de puissantes explications à vous fournir : depuis que je suis arrivée, je suis dans la m… lasse. Mon exposition n’était pas prête. Mes tableaux m’attendaient tranquillement à la douane, vu que Breton n’était même pas allé les chercher. Vous n’avez pas idée du genre de vieux cafard qu’est Breton, et je pourrais en dire de même de presque tout le groupe des surréalistes. Pour faire court, ce sont des fils de… leur chère maman. Je vous raconterai en long et en large l’histoire de cette maudite exposition, mais j’attends que nous nous retrouvions nez à nez, parce que ça me prendra du temps et des larmes. En bref, je résume : il a fallu un mois et demi avant que n’arrive… et cetera, et cetera, la fameuse exposition. Et je vous passe les disputes, les bavardages, les ragots, les colères et les tracas du plus « môvais » effet. Finalement, Marcel Duchamp (le seul parmi les peintres et les artistes d’ici qui a les pieds sur terre et la cervelle en place) a pu organiser l’exposition avec Breton. Elle a débuté le 10 de ce mois dans la galerie « Pierre Colle », qui est paraît-il une des meilleures ici. Il y avait un paquet de beau monde le jour de « l’opening », avec des tas de félicitations à la « chicua », y compris une accolade de Joan Miró et des louanges de Kandinsky pour ma peinture, les félicitations de Picasso et de Tanguy, Paalen et d’autres « grands cacas » du surréalisme. Autant dire que ça a été un succès et si l’on tient compte de la qualité des couches de miel (je veux parler des ribambelles de louanges), je crois qu’on peut en conclure que ça s’est bien passé…

J’avais le ventre plein d’anarchistes et chacun d’entre eux aurait bien posé une bombe dans un coin de mes pauvres tripes. Ça va mal tourner, je me suis dit, car j’étais persuadée que j’allais passer l’arme à gauche. Entre les maux de ventre et la tristesse de me retrouver toute seule dans ce putain de Paris qui me fout le bourdon, je vous assure que j’aurais préféré prendre un aller simple une bonne fois pour toutes. Mais quand je me suis retrouvée à l’Hôpital américain, là, j’ai pu « aboyer » en anglais et leur expliquer ma situation, alors j’ai commencé à me sentir un peu mieux. Au moins je pouvais dire : Pardon me I burped ! (Tu parles, j’avais beau m’échiner j’étais incapable de burper.) Ce n’est qu’au bout de quatre jours que j’ai eu le plaisir de lâcher mon premier burp et depuis ce jour béni je me sens mieux. La raison du soulèvement anarchiste dans mon ventre est que j’étais pleine de colibacilles et ces fumiers ont voulu passer outre les limites décentes de leur activité, alors ils ont eu l’idée d’aller faire la java dans ma vessie et dans mes reins, qui se sont mis à me brûler, parce qu’ils faisaient un foin de tous les diables et qu’ils ont failli m’envoyer à la défunterie. Bref, j’ai compté les jours en espérant que la fièvre allait disparaître, que je pourrais prendre un bateau et filer vite fait aux States, parce que, ici, personne ne comprenait ma situation et d’ailleurs tout le monde se fichait bien de moi… et, petit à petit, j’ai commencé à récupérer…

Si vous saviez dans quel état sont les pauvres gens qui ont pu réchapper aux camps de concentration1. Ça vous briserait le cœur. Manolo Martinez, le compagnon de Rebull, est dans le coin. Il m’a raconté que Rebull était le seul à avoir dû rester de l’autre côté, pour ne pas abandonner sa femme moribonde ; si ça se trouve, au moment où je vous écris, il a été fusillé, le pauvre. Ces sales Français se sont comportés comme des porcs avec tous les réfugiés ; ce sont des salauds de la pire espèce que j’aie jamais connue. Je suis écœurée par tous ces Européens pourris, ces putains de « démocraties » ne valent pas un clou…

Nous reparlerons longuement de tout ça. En attendant, sachez que vous me manquez beaucoup ; que je vous aime de plus en plus ; que j’ai été sage ; que je n’ai pas eu d’aventures ou d’amants et que je n’ai pas fait la java ni quoi que ce soit dans le genre ; que Mexico me manque plus que jamais ; que j’adore Diego plus que ma propre vie ; que de temps en temps Nick2 aussi me manque ; que je suis en train de devenir quelqu’un de sérieux ; et qu’en attendant de vous revoir je vous envoie des tas de baisers à tous les deux : partagez-en quelques-uns équitablement avec Jay, Mack, Sheila et tous les copains.

Et si vous avez un peu de temps, allez voir Nick et donnez-lui un bisou de ma part, et un autre à Mary Sklar.

 

Votre chicua qui ne vous oublie pas.

Frida

 

Boitito, mon frangin, comment se porte le livre ? Tu travailles beaucoup ? Un ragot : Diego s’est disputé avec la IV3 et il a sérieusement envoyé paître « barbichette » Trotski. Je vous raconterai les dessous de l’affaire.

Diego a entièrement raison. 

 

  1. Où étaient placés les républicains espagnols ; 2. Son amant, le photographe Nickolas Muray ; 3. La IVeInternationale (trotskiste).

Frida Kahlo par Frida Kahlo : Lettres 1922-1954, traduit par Christilla Vasserot © Points, 2009

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