Tout était là, à l’abri des regards, du flux de visiteurs que l’adoration ou la curiosité incitent toute l’année à pénétrer dans la Casa Azul, lieu de pèlerinage que constitue la première et dernière demeure de Frida Kahlo, à Coyoacán. Pendant cinquante ans, tout est resté entassé là, derrière la porte de la salle de bains, dans la baignoire. Ses corsets, ses jambes orthopédiques, ses béquilles, ses médicaments, sa blouse d’hôpital. On croyait avoir tout compris de l’artiste, de sa souffrance. Depuis 1983, année de parution d’une merveilleuse biographie par l’historienne de l’art américaine Hayden Herrera, tout semblait avoir été raconté au sujet de celle que l’on appelle familièrement Frida. Une multitude de romans, de thèses, de documentaires, de bandes dessinées, d’essais, avaient fleuri dans son sillage. La vie, la peinture et les amours de l’artiste avaient été disséqués jusque dans les moindres détails.

Frida Kahlo était un tout lumineux, entier, un être qui ne craignait pas le paradoxe 

En 2004, pourtant, lorsque la porte de la salle de bains de la Casa Azul – verrouillée à la demande de Diego Rivera après la mort de Frida Kahlo en 1954 – fut finalement ouverte, le monde a pu plonger un peu plus profondément dans le cœur de la Mexicaine devenue, depuis, icône internationale. Un cœur pétri de souffrances autant que de joies immenses, comme en témoignent ses carnets et sa correspondance, conservés dans cette même petite pièce toute carrelée de blanc. Qui était Frida ? Quiconque veut la saisir ne doit pas chercher à démêler la femme du mythe, la peintre de l’amante, la sœur de la fille. Frida Kahlo était un tout lumineux, entier, un être qui ne craignait pas le paradoxe et pour qui imaginaire et réalité ne faisaient qu’un. « Je n’ai jamais peint mes rêves, assura-t-elle, en réponse à ceux qui voulaient à tout prix la rapprocher du mouvement surréaliste. Je peignais ma propre réalité. »

 

Aux racines de la souffrance

Frida Kahlo naît le 6 juillet 1907, à Coyoacán, un vieux quartier résidentiel au sud de Mexico qu’elle décrit comme un « village » endormi où l’on ne trouve que « des prés et des prés, des Indiens et des Indiens, des huttes et de huttes ».

Elle est la troisième fille de Matilde Calderón y Gonzalez, une Mexicaine issue d’une famille de généraux espagnols, et de Guillermo Kahlo, un immigré allemand d’origine juive, photographe reconnu dans sa patrie d’adoption. Frida – qui, jusqu’à la montée du nazisme, orthographie son prénom à l’allemande, « Frieda » – est décrite alors comme une petite fille espiègle et potelée, au menton creusé d’une fossette et aux yeux d’un noir profond, pleins de malice. Elle est la préférée de son père, avec qui elle passe beaucoup de temps. C’est elle qui porte la lourde responsabilité de l’accompagner lors de ses sorties pour veiller sur lui. Guillermo Kahlo souffre de crises d’épilepsie qui se manifestent à tout moment. Dès son enfance, Frida est formée à maintenir la vie.

La mort ne tarde pas à la narguer, une première fois. À l’âge de 6 ans, Frida contracte la poliomyélite qui la force à garder la chambre pendant neuf mois. La famille Kahlo vit déjà au 247 rue de Londres, à Coyoacán, dans la Casa Azul, une maison typiquement sud-américaine bâtie par son père au début du siècle. Ses murs sont d’un bleu profond et éclatant. Ses fenêtres hautes et étroites, nichées dans un encadrement rouge carmin, sont composées de petits carreaux vert sapin. Pour l’enfant en convalescence qui s’ennuie mortellement, ces fenêtres sont une porte d’entrée sur la vie. Chaque fois que la solitude se fait trop lourde, du bout de son doigt, Frida dessine une porte sur la vitre embuée de son souffle. Elle aime croire que ce passage la mène à l’intérieur de la terre, où vit son amie imaginaire, une sorte de double d’elle-même. Avec elle, Frida partage ses secrets les plus intimes. Cette intense amitié lui inspirera, des décennies plus tard, Les Deux Frida, l’un des tableaux les plus marquants de sa carrière. On y voit deux représentations de l’artiste qui se tiennent par la main. Elles sont unies par un vaisseau sanguin qui relie leurs deux cœurs exposés aux regards.

Frida sort de cette première épreuve de vie abîmée. À l’école, sa jambe atrophiée est un sujet de moqueries. Ses camarades prennent plaisir à l’appeler « pata de palo » – en espagnol, « jambe de bois ». La fillette espiègle et potelée laisse progressivement place à une adolescente maigrichonne, à l’air sombre et renfermé, comme en témoignent certains clichés pris par son père. Lorsqu’il ne la pousse pas à pratiquer la boxe, la natation, la lutte ou le football pour l’aider à recouvrer la santé, Guil

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