Vous êtes née à San Fernando, en Espagne, et avez pris la nationalité française en 1973. Que représente pour vous l’idée de la France ?

Je suis née en Espagne, près de Cadix. Avec ma famille, nous sommes arrivés en France quand j’avais presque 3 ans. Je porte sans doute un regard différent de celles et de ceux qui sont nés ici et ne voient pas toujours les trésors de notre pays. Cette question m’a travaillée lorsque j’ai pris conscience de ce que cela signifiait de vivre dans un pays laïc avec des valeurs républicaines.

Mes amis en Espagne me disent : quelle chance d’avoir un pays où ce sont des valeurs qui font l’unité. C’est beaucoup plus fort qu’un roi, des valeurs ! Mon rapport à la France s’est aussi construit par ce regard-là. Réaliser la chance que j’avais d’être là, même si la condition d’étranger, d’immigré, en France dans les années 1960, ce n’était pas facile ! Mes parents ne parlaient pas le français, ils avaient une volonté farouche de s’intégrer. Mon père croyait beaucoup en la France. Il y avait déjà connu l’exil pendant la guerre d’Espagne et avait vécu quelque temps dans un centre de réfugiés dans le Lot-et-Garonne. À l’époque, il allait à l’école du village, à côté du camp. Pour la première fois, il s’était senti considéré comme un enfant à part entière, avec des droits à l’éducation. Pour lui, fils de républicains espagnols, la France c’était Victor Hugo et la République. Il rêvait de rester mais malheureusement, lui et les siens sont repartis. Ce fut le drame de la famille puisque mon grand-père a été arrêté en Espagne et condamné à mort – mais pas exécuté. À l’évidence une autre vie se serait ouverte à mon père s’il était resté en France. Plus tard, dans les années 1960, son choix de nous emmener en France était très mûri, alors qu’il aurait pu reprendre une boulangerie à Caracas, au Venezuela. Ma vie aurait été sans doute complètement différente ! [Rires.]

Y a-t-il des dates ou des lieux symboliques de la construction de votre rapport à la France ?

C’est à l’école que s’est construite ma relation intime à la France. À la maternelle, c’était difficile car ma sœur et moi ne parlions pas encore le français. Mais nos parents sont venus en France pour cette raison : que leurs filles puissent aller à l’école et faire des études. L’école où j’apprends une histoire, celle de la France, qui deviendra mon histoire. Lorsqu’on me parle de nos ancêtres les Gaulois, à aucun moment je n’ai l’impression que l’on me parle de quelqu’un d’autre ! C’est sans doute là que se construit mon rapport à l’histoire de France, à la langue, à la poésie et aux auteurs. Il n’a jamais été question de repartir. Mes parents nous l’ont dit tout de suite : on vivra toute notre vie ici. Les instituteurs ont senti chez nous cette soif absolue d’intégration. Ils nous ont accompagnées, ma sœur et moi, dans les choix qui ont permis notre réussite. Lorsqu’on a une double culture, on a deux langues. C’est Jorge Semprún [écrivain et ancien ministre de la Culture espagnol, disparu en 2011] qui me l’a appris : « Tu as le droit d’avoir deux langues maternelles, m’a-t-il dit un jour, et tu n’as pas à choisir entre les deux. »

La France a-t-elle une histoire plus multiculturelle que ses voisins ?

Mon école dans le quartier de Vaise, à Lyon, comptait soixante nationalités. On était tous mélangés. En revanche, j’ai le sentiment que lorsqu’on construit son identité, si on ne grandit pas dans une certaine fierté de ses origines, on n’y arrive pas. C’est pour ça que la reconnaissance du parcours de mes parents, de nos origines ouvrières, de notre histoire familiale dans ce qu’elle a eu de dramatique sous Franco, me paraît cruciale. Si toute la journée on donne le sentiment à un gamin qu’il n’est rien ou pas grand-chose, qu’il vient de nulle part, que son histoire n’intéresse personne et qu’il n’est qu’un chien dans un jeu de quilles, ce gamin finira par se sentir rejeté. Pour ma part, mon père m’a toujours beaucoup parlé de nos origines, de son histoire terrible – celle de la guerre civile espagnole. Vous grandissez avec une fierté. Mes grands-parents étaient à mes yeux des héros parce que leur histoire s’inscrivait aussi dans la grande histoire.

Dans les années 1980, ce que vous évoquez s’appelait le droit à la différence. On en est aujourd’hui assez loin dans le débat public. Comment parvenez-vous à vous situer par rapport à votre histoire et comme responsable politique ?

Un mot d’abord pour dire que l’école dont je vous parle n’existe plus. Le chômage de masse a déstructuré la société et a conduit l’école à gérer des problèmes auxquels elle n’était pas préparée. Dans les années 1980, on a raté quelque chose. Pour autant, je garde comme boussole l’idée que les valeurs républicaines doivent rester des repères extrêmement forts. Et je crois profondément que ces valeurs doivent être universelles. Je ne crois pas du tout qu’une société moderne puisse être fondée sur le relativisme culturel et que l’égalité entre les femmes et les hommes doive être évaluée différemment selon les lieux et les cultures. Le droit à la différence a permis de pointer des discriminations que personne ne voulait voir jusqu’alors. Mais quel était le véritable objectif ? Que toutes et tous soient considérés comme des enfants de la République avec les mêmes droits. Quand je me bats pour le mariage pour tous, je me bats pour que les personnes homosexuelles soient reconnues comme des enfants de la République.

Votre discours pourrait être proche de celui d’une Élisabeth Badinter aussi bien que de celui d’une Christiane Taubira. Or, elles ont aussi des différences fortes, notamment dans le rapport à l’univ

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