« La présidente de la République ­prendra la parole ce soir. » « Intervention très attendue de la présidente de la République. Jean-Marc, est-ce que vous avez une idée de ce qu’elle va dire ? » Ces phrases, j’en rêve depuis des années. J’aurais aimé les entendre quand j’étais encore une petite-fille. Je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qui aurait été différent pour moi. Question totalement inutile. Non seulement ce ne fut pas le cas, mais quand j’étais enfant, certaines femmes politiques françaises étaient qualifiées de « juppettes ». On les appelait ainsi parce qu’elles étaient ministres dans le gouvernement d’Alain Juppé…

Mais il ne faut pas se faire d’illusions et tomber dans l’essentialisme. Être une femme n’est pas en soi une qualité, un pouvoir magique qui suffirait à transformer le monde. Avoir une femme à la tête de l’État ne changera rien si elle ne modifie pas de façon radicale la politique menée actuellement.

Et avoir une femme de gauche comme présidente ? Il me faut faire ici une mise au point désagréable : contrairement à ce que l’on pense souvent, « de gauche » n’est pas synonyme de « féministe ». À titre personnel, j’ai mis plusieurs années à le comprendre. Cela a été une terrible déception, mais je peux vous assurer qu’on peut se dire de gauche et être aussi féministe que Napoléon (qui représente sur l’échelle du féminisme politique le niveau - 3000). Je ne vais pas ici faire l’histoire des rapports compliqués entre les partis de gauche et les mouvements féministes, mais nuançons simplement l’énoncé : une femme de gauche présidente de la République, ce n’est pas la même chose qu’une femme de gauche féministe présidente de la République.

Dans ce dernier cas, on pourrait espérer que toute la politique serait revue au prisme du féminisme. C’est-à-dire qu’à chaque étape, qu’à chaque loi, qu’à chaque décision serait posée la question de l’égalité femmes-hommes. Cela provoquerait un changement considérable, en particulier dans le domaine économique. Parce que l’inégalité femmes-hommes, ce n’est pas seulement que les femmes s’orientent vers des emplois moins bien rémunérés, c’est que la société a décidé de sous-payer les emplois liés à l’humain, ce qu’on appelle le care. Une politique féministe de gauche, ce n’est donc pas inciter les jeunes femmes à se tourner vers des carrières plus rémunératrices et à devenir traders comme leurs congénères masculins. Une véritable politique féministe de gauche consisterait à redistribuer la richesse différemment et à valoriser enfin les métiers du care. Elle inciterait également les jeunes garçons à s’engager dans ces voies. Mais pour cela, il faudrait se demander pourquoi les emplois les plus fondamentaux, qui consistent à prendre soin des autres, sont les plus dévalorisés. Pourquoi ce qui relève de ­l’humain et du respect ne vaut rien dans notre système actuel. Dans cette ­perspective-là, gauche et féminisme devraient se rejoindre.

Cette politique nous amènerait inexorablement à repenser l’ensemble de notre échelle de valeurs, et chaque domaine s’en trouverait affecté.

Parce que les questions féministes traversent absolument tous les champs, y compris régaliens. La police, la justice, l’économie, l’emploi, l’éducation, la santé, et même les affaires étrangères. Il existe une diplomatie féministe, élaborée en Suède, qui consiste à promouvoir dans les ­relations entre pays les idéaux d’égalité des sexes. C’est parce que la question des rapports femmes-hommes est transversale que l’idée d’un secrétariat d’État à la question paraît obsolète. Chaque ministère devrait être habité par les exigences féministes.

Pourtant, une femme présidente ce n’est pas, en soi, une demande féministe. Bien sûr, on se réjouit chaque fois qu’une femme atteint un poste ou un niveau qui nous était jusque-là inaccessible. Mais dans l’idée même de présidente féministe, il y a une forme de contradiction.

La plupart des courants féministes s’accordent pour souhaiter promouvoir de nouveaux rapports sociaux, des rapports fondés sur l’égalité et le respect. Le féminisme ne cherche pas à remplacer un système de domination par un autre, mais au contraire à y mettre fin. Or la fonction présidentielle telle qu’elle existe dans notre Constitution place précisément un individu en surplomb, un individu au-­dessus de tous les autres. La structure même du pouvoir en France est virilisante dans la mesure où elle repose sur une forme de culte du chef. Et parce que la fonction présidentielle est un rôle de dominant, elle est non féministe par essence. Qu’elle soit occupée par une femme n’en changera pas la définition. Une présidente de gauche et féministe devrait donc proposer une modification de la Constitution pour un fonctionnement institutionnel moins pyramidal. Elle ne prendrait le pouvoir que pour mieux le redistribuer, dans une logique de décentralisation.

Voilà la contradiction à laquelle nous aboutissons : une présidente féministe de gauche ne pourrait l’être complètement qu’à condition de renoncer à une partie de son pouvoir. 

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