Un sentiment ­d’inéluctable. L’élection présidentielle serait écrite. Il pourrait, certes, y avoir des surprises dans la campagne. Mais il ne saurait y en avoir dans les résultats. Le second tour opposerait, dans un remake de 2017, Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Et, comme en 2017, quoiqu’avec une marge plus étroite, le président de la République serait réélu. Ce scénario peut susciter de l’enthousiasme ici, de la consternation là, de l’indifférence ailleurs, mais il est sans aucun doute considéré comme le plus plausible par les observateurs, et par beaucoup de ­Français.

Et pourtant, notre histoire électorale devrait nous inciter à davantage de circonspection. Si les sondages d’intentions de vote réalisés un an avant le scrutin ont parfois justement anticipé le nom du vainqueur, ils ne sont en revanche jamais parvenus à déterminer l’identité des deux finalistes. Mieux encore, l’une des propriétés de ce nouvel état de la démocratie dans lequel nous évoluons – ce que j’ai proposé d’appeler la démocratie à l’état gazeux – est l’instabilité. Les électeurs, à l’exception de ceux du Rassemblement national, sont de plus en plus mobiles. 65 % des Français ont changé soit d’intention de vote, soit d’intention de voter dans les cent derniers jours de la campagne présidentielle de 2017. Et 25 % des ­Français ont déclaré avoir arrêté leur choix la veille ou le jour du vote de ­l’élection du Parlement européen.

Il est donc probable, en tout cas possible, que le scénario de cette élection présidentielle soit écrit… à l’encre sympathique. Il y aura des surprises. Est-il pour autant possible que la gauche, revenant du diable Vauvert, surgissant dans la dernière ligne droite, soit la surprise de cette élection ?

Tout laisse à penser précisément le contraire. En 2022, le risque de relégation est pour la gauche plus avéré que l’espoir d’une résurrection…

De fait, la gauche souffre de trois ­handicaps majeurs.

Premier handicap : elle est affaiblie et les indices attestant de cet affaiblissement sont légion. Lorsque l’on interroge les Français sur « le parti politique dont ils se sentent le plus proche ou le moins éloigné », les trois partis qui arrivent en tête sont le Rassemblement national, les Républicains et la République en marche. Lorsque, au-delà des préférences partisanes, on interroge les Français sur leur positionnement politique – « 0 étant “très à gauche” et 10 “très à droite” » –, ils ne sont qu’aux alentours d’un quart à choisir une note comprise entre 0 et 4. Lorsque, au-delà de la préférence partisane et de l’autopositionnement politique, on interroge les Français sur la « ­présidentiabilité » des différents candidats potentiels, les notes moyennes ­ob­tenues par Jean-Luc Mélenchon (2,6/10), Yannick Jadot (2,8) et Anne Hidalgo (2,9) sont nettement inférieures à celles non seulement d’Emmanuel Macron (5) et de Xavier Bertrand (4,1), mais même de Marine Le Pen (3,6). Et donc, logiquement, lorsqu’on analyse les intentions de vote aujourd’hui, le ­candidat de gauche le mieux placé devrait rien moins que doubler son score pour espérer se qualifier au second tour.

Deuxième handicap : la gauche est ­essoufflée – et le phénomène dépasse notre Hexagone. Elle est, de manière ­paradoxale, victime de ses succès du siècle dernier – qui la privent de grand combat mobilisateur – et de ses échecs récents – qui ont laissé un goût amer à ses électeurs.

Troisième handicap : la gauche est divisée. Elle est divisée à son sommet, et chaque jour ou presque apporte son lot de division supplémentaire. Un seul exemple, mais combien illustratif : le dimanche 6 juin dernier, dans les urnes, la gauche s’est divisée lors du second tour de l’élection législative partielle de Paris. La candidate de la France insoumise s’est maintenue, et a été battue par la candidate socialiste. Sur l’antenne de France Inter, Jean-Luc Mélenchon a tenu des propos que les responsables du reste de la gauche ont eux-mêmes dénoncés comme une dérive complotiste. Mais la gauche est également divisée à sa base et si, dans les enquêtes, 80 % des électeurs de gauche déclarent souhaiter une candidature commune, ils se reportent mal dans les élections ou dans les intentions de vote. Penser que l’unité constitue en soi une réponse à la crise de la gauche est une illusion.

Dans ce ciel ennuagé de gris sombre, essayer d’imaginer une petite trouée bleue est donc un exercice stimulant.

Le point de départ est que la gauche dispose d’un réel atout : le modèle de société qu’elle défend recueille un assentiment plus large que l’étroitesse de son assise électorale le laisse supposer – elle a donc un potentiel inexploité. Il y a des Français qui penchent vers un modèle autoritaire, fermé, nostalgique et conservateur. Il y a des Français qui plaident pour un modèle libéral, technophile et individualiste. Mais beaucoup d’autres aspirent à vivre dans une société où l’égalité est mieux assurée, la démocratie plus réelle et l’environnement davantage pris en compte. Un nouveau cycle idéologique a été ouvert par l’élection de Ronald Reagan, un autre est en train de s’ouvrir avec l’élection de Joe Biden. La gauche a subi le premier – alors même que c’est la période historique où elle a le plus exercé le pouvoir. Elle pourrait profiter, ou espérer profiter, du second.

Mais, pour ce faire, elle doit à plus court terme relever trois défis – classés ici du moins au plus hypothétique.

Le premier défi est de réussir à formuler une offre à la fois claire et incarnée. Claire, cela suppose de trancher des divergences qui traversent la gauche, et parfois chacune de ses formations, sur l’Europe, sur la République, sur la sécurité ou sur l’économie : ce ne sont pas les angles ronds qui rassemblent, ce sont les convictions carrées qui peuvent mobiliser. Incarnée, parce que, dans une démocratie hyper-médiatisée et hyper-désidéologisée et dans une élection hyper-­personnalisée, la gauche doit sortir d’une culture du déni de l’importance de l’incarnation : les qualités personnelles des candidats, en tout cas leur perception, déterminent pour une large part les résultats.

Le deuxième défi est de réussir à imposer à nouveau son agenda. Tel n’est plus le cas depuis longtemps. L’analyse de la hiérarchie des préoccupations des Français montre pourtant que ce n’est pas impossible : les questions sociales et environnementales figurent en effet dans le peloton de tête. Mais l’examen de la réalité du débat public démontre à quel point les questions de sécurité et d’immigration occupent la totalité de l’espace ou presque. Or, toute bonne stratégie politique consiste pour un candidat à poser comme central le problème dont il est la solution. La gauche ne peut éluder les questions régaliennes – elle peut même avoir sur ces sujets un bilan et des propositions à faire valoir. Mais ce ne sera jamais sur ces questions que sa crédibilité relative sera la plus élevée. Si elle parvient à faire du nouveau modèle de société post-­pandémie le centre du débat et si elle a clarifié ses choix, alors elle a des chances de faire entendre sa voix.

Le troisième défi est de réussir à se rassembler. L’unité par le haut, c’est-à-dire la candidature unique, relève sans doute de l’illusion : il suffit de prendre au sérieux ce que dit et écrit Jean-Luc Mélenchon depuis des années pour s’en convaincre ; et il suffit d’ailleurs de jeter un œil rétrospectif sur notre histoire politique pour mesurer que ce n’est pas si grave : ­lorsqu’elle a été unie au premier tour de l’élection présidentielle, la gauche ne l’a en effet jamais emportée. Le rassemblement par le bas, c’est-à-dire assuré par la pression ou le vote des électeurs, demeure en revanche une perspective possible. Il faudrait que l’un (ou l’une) des candidats réussisse à créer une dynamique et que les électeurs de gauche estiment la possibilité d’une victoire plus importante que l’affirmation de la spécificité de leur identité.

Tout cela peut sembler bien improbable. D’autant plus improbable que le temps presse grandement. D’autant plus improbable que relever ces trois défis pourrait bien être encore insuffisant : la gauche devrait aussi espérer que le seuil de qualification pour le second tour soit plus bas que ce que les sondages indiquent aujourd’hui.

Mais, replongeons-nous très précisément cinq ans en arrière. Pour qu’Emmanuel Macron ait une chance de l’emporter, il fallait qu’Alain Juppé soit battu à la primaire de la droite, que François Hollande ne soit pas candidat à sa ­réélection, que Manuel Valls soit battu à la primaire de la gauche, que François Bayrou à son tour renonce à se porter candidat. En juin 2016, penser que ces conditions pourraient être cumulativement ­réunies demandait également un bel effort d’imagination – cela relevait même davantage de la science-fiction que du roman. Mais nous vivons dans un temps où l’improbable n’est plus impossible. Pour le meilleur et pour le pire. 

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