Alors que la crise des Gilets jaunes a mis au jour l’opposition frontale d’une partie de la population vis-à-vis du pouvoir et de son principal dépositaire, le Grand Débat a été présenté comme une tentative de réconciliation de la France avec elle-même. Dans une société obsédée par ses fractures – « archipélisée » pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet –, débattre pour exprimer ses attentes, ses priorités et ses critiques de l’exercice de l’État a été décrit par les principaux médias et l’ensemble des commentateurs comme une thérapie bienvenue et un exercice démocratique salutaire. Comment ne pas se réjouir de ces milliers de citoyens anonymes rassemblés partout dans le pays pour dialoguer et se rencontrer librement, illustrant le « pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple »? 

Au-delà du satisfecit légitime devant l’ampleur d’une participation inédite, plusieurs interrogations demeurent sur les finalités de cet exercice, alors que le Grand Débat doit faire l’objet d’annonces de la part du gouvernement. Le champ de la consultation a en premier lieu été restreint par le verrouillage des questions et des thématiques par le gouvernement. Elle s’est également heurtée au profil sociologique des participants, qui représentent davantage les franges aisées de la société française que l’ensemble des Français, au contraire de ce que la communication gouvernementale est aujourd’hui tentée d’affirmer. Ces biais sont probablement inévitables dans une concertation décidée au dernier moment, et dont l’instrumentalisation politique par l’exécutif ne fait pas de doute. 

Plus sérieuse est la limite démocratique de cet exercice. La démocratie participative suppose en principe une libre délibération entre citoyens égaux, censée mener dans un second temps à des formes de décisions issues du collectif – ce que les théoriciens du politique nomment la « co-élaboration ». Dans le cas du Grand Débat, on en est loin. L’idée de faire valider les réponses à cette concertation par référendum avait d’abord été envisagée, mais cette option a probablement été écartée. Une conception plus classique aurait finalement prévalu : après la clôture du débat, le gouvernement répond aux demandes qui lui sont faites par des mesures concrètes, sans que les citoyens puissent intervenir ensuite sur le résultat de l’expression supposée de la volonté populaire. 

Ce mode de fonctionnement soulève plusieurs difficultés. Il souligne d’abord le fait que la participation ne garantit pas un partage du pouvoir. Comme sur les réseaux sociaux, les citoyens peuvent s’exprimer librement dans la consultation. Mais rien ne garantit que leur avis sera pris en compte et fera l’objet d’une réponse adéquate à laquelle ils seraient associés. La prise de décision demeure intégralement entre les mains du gouvernement. Le risque émerge dès lors de ne voir dans ce débat qu’une continuation de la longue tradition des cahiers de doléances, née en France au XIVe siècle, dans lesquels étaient consignés les vœux et protestations adressés au roi, qui pouvait y répondre, ou pas. 

L’idée défendue par l’exécutif est en outre que la délibération doit permettre de faire ressortir une vision consensuelle des problèmes et des réponses à y apporter, que le pouvoir synthétiserait ensuite dans un ensemble de réponses. Cette vision est centrale dans la conception de la politique défendue par le président de la République depuis son accession aux responsabilités. Son élection a nourri le fantasme d’un consensus de citoyens raisonnables qui prendraient des décisions permettant de mettre en œuvre des réformes jugées nécessaires par tous. En coupant les « deux bouts de l’omelette », c’est-à-dire en écartant les opinions jugées les plus extrêmes du champ politique, l’espoir était de permettre de dégager des perspectives recueillant l’assentiment de la majorité. Tout l’inverse des Gilets jaunes, dont les manifestations conduiraient à exprimer des positions contestataires et parfois extrémistes, comme n’ont pas manqué de le souligner nombre de commentaires. Dans l’esprit des promoteurs du Grand Débat, deux France se feraient donc face : celle du débat raisonnable et consensuel, et celle de la contestation violente de l’ordre établi.

Cette lecture, qui sous-tend l’organisation du Grand Débat, minimise l’importance du conflit comme fonctionnement normal de la démocratie. La société démocratique est celle où s’affrontent plusieurs conceptions du bien et du juste, où les rapports de force s’expriment sans être cadenassés par l’autorité politique. Elle est une société de la division et du dissensus, « un régime dans lequel les conflits sont ouverts et en outre négociables », disait Paul Ricœur, l’un des maîtres à penser d’Emmanuel Macron. Pour que ce mécanisme s’exprime de manière pacifique et sans violence excessive, il est nécessaire que les conflits soient encadrés par des corps intermédiaires, qui structurent ces rapports de force. Rien de tout cela dans la pratique actuelle du pouvoir, faite de verticalité de l’autorité politique et d’une volonté d’affaiblir les corps intermédiaires, jugés néfastes à la prise de décision, au profit d’une délibération générale sans médiation. 

Dans ce face-à-face entre le président et l’opinion ne subsiste que cette alternative : soit une instrumentalisation de la volonté populaire par l’exécutif, qui engendre au final de la déception et du désenchantement, les citoyens n’étant pas dupes du processus en cours ; soit un affrontement direct entre une partie de l’opinion radicalisée et le pouvoir central, comme on a pu le voir dans la crise des Gilets jaunes. Loin d’être une concession démocratique après les accusations d’une pratique trop solitaire du pouvoir, le Grand Débat prolonge la logique actuelle de gouvernement. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on peine à voir comment il pourra se relégitimer sans décevoir. 

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