Le Grand Débat a-t-il été un succès ?

Ce débat a été organisé de façon opportune, pour apaiser une situation qui, rappelez-vous, était alors extrêmement périlleuse. Avec près de deux millions de contributions, dix mille réunions publiques, des palettes de cahiers de doléances noircis à la main par nos concitoyens, il témoigne d’un moment démocratique important et très utile. Il est tout de même rassurant que, dans une période de fortes tensions, tant de Français aient joué le jeu. Que des maires, des associations, des individus se montrent civiquement impliqués, cela traduit qu’il y a encore une vitalité démocratique sur le terrain, un réseau de citoyens prêts à se mobiliser, et en cela le Grand Débat a été un succès. Et c’est aussi un succès pour l’exécutif, qui a pu constater que la base macronienne était encore prête à se manifester à l’appel de son président.

Ce débat peut-il être compris comme l’expression fidèle de la population française ?

C’est plus compliqué. Ce n’est pas parce qu’un très grand nombre de gens répondent qu’ils sont représentatifs de l’ensemble. Au début du XXe siècle, aux États-Unis, des journaux organisaient des « votes de paille » qui impliquaient beaucoup de leurs lecteurs mais sans souci de représentativité, ce qui faussait les résultats. George Gallup fut le premier à établir un sondage, pour l’élection présidentielle de 1936, sur un échantillon beaucoup plus petit, mais représentatif de la population. Sa mesure du rapport de force a été bien plus précise : un sondage avec la méthode des quotas auprès de mille ou deux mille personnes peut s’avérer plus fidèle que l’expression de deux millions de personnes. Qui a participé à ce Grand Débat ? Ce n’est pas la France des Gilets jaunes ! Le nombre de contributeurs par département est proportionnellement plus faible dans le quart nord-est de la France, et plus élevé à Paris, dans les Hauts-de-Seine, en Loire-Atlantique ou en Gironde. Il y a eu une surmobilisation des grands centres urbains. La France qui s’en est détournée, c’est la France qui vote Front national, mais c’est aussi la France qui n’avait pas manifesté après Charlie. Il y a des biais censitaires dans la démocratie participative et ils ne sont que la prolongation d’un décrochage plus profond : la France qui ne vote pas ou peu ne manifeste pas pour les grandes causes et, assez logiquement, n’a pas participé au Grand Débat.

Quels sont les résultats les plus marquants de ce débat ?

Outre l’exaspération fiscale, qui rejoint ce qu’on mesure sur des sondages à plus petite échelle, on voit la question environnementale ressortir fortement des contributions. Cela peut paraître attendu, mais c’est un instrument de plus à la disposition des acteurs politiques et des citoyens impliqués pour saisir l’évolution de la société. Il y a également un accent très fort mis sur la question des déserts médicaux et de l’accès aux soins, une question plébiscitée alors même que les répondants appartiennent plutôt aux métropoles. Il y a donc une conscience aiguë de ce problème, et pas seulement dans les zones rurales. 

Comment l’exécutif peut-il à présent répondre aux attentes soulevées par le Grand Débat ?

Il faut définir le statut de cette consultation : est-elle un outil de connaissance objective et empirique de la population française ? Ou est-ce un instrument du gouvernement pour asseoir sa politique ? Sans doute un peu des deux. Sans tomber dans une vision cynique, il ne faut pas être dupe des arrière-pensées qu’avait l’exécutif en lançant le Grand Débat – et en excluant de son champ certaines questions, comme l’ISF. Une grande partie des Gilets jaunes a d’ailleurs crié à l’enfumage et a refusé d’y participer en raison même de son pilotage par l’exécutif. Et au final, une écrasante majorité de Français n’a pas participé à ce débat. 70 % d’entre eux ont bien salué l’initiative, mais 60 % jugeaient en même temps que le gouvernement n’allait pas en tenir compte. 

L’exécutif est-il alors condamné à décevoir ?

Pas forcément, car, dans ces 60 %, il n’y a pas que des opposants farouches. Il y a aussi une part non négligeable de personnes qui doutent simplement des capacités de l’État à agir, notamment en matière de fiscalité. Il n’y a de déception que s’il y a de fortes attentes. Or, l’opinion est plutôt préparée à l’idée qu’il n’y aura pas de big bang à la sortie de ce débat. Elle sera surtout attentive à la densité des réponses, au ton employé par le président et au calendrier. Il faudra que l’exécutif réponde rapidement avec quelques mesures fortes sur des sujets emblématiques (fiscalité, mobilité, démocratie…), puis lance progressivement de nouveaux chantiers afin de laisser entendre que le message a été reçu. Ségolène Royal parlait de « la politique par la preuve ». C’est ce qu’attendent aujourd’hui les Français : une première marche ambitieuse, puis une chaîne de mesures qui finissent par dessiner un projet de société.

Quel pourrait être ce projet ?

Même si les réponses sont parfois contradictoires, il y a un soutien marqué à la transition écologique, qui pourrait fournir le cadre général d’un ensemble de mesures. Je décris dans L’Archipel français la faillite des vieilles idéologies pour rebâtir des ponts entre les îles éparses de notre société. La transition écologique, avec son ensemble de droits et de devoirs, peut constituer l’un des rares récits communs à pouvoir émerger de ce Grand Débat. Un autre projet possible, c’est le projet libéral et l’accélération des réformes entreprises en ce sens depuis le début du quinquennat – c’est ce vers quoi semblent pousser Édouard Philippe et les ministres de droite.

Quel genre de réponses apparaîtrait décevant ?

Des réponses gadgets, comme la suppression de la redevance audiovisuelle. Si l’exécutif répond au Grand Débat par ce genre de mesures, cela provoquera de la colère. Car c’est aussi le risque de ce Grand Débat. Le pouvoir n’en avait pas besoin pour savoir qu’il y a une exaspération fiscale dans le pays. Mais, en la mettant ainsi en scène, il est désormais tenu d’y répondre fortement. Et cette crise n’est pas encore terminée que se profile déjà la réforme des retraites, qui pourrait être explosive ! 

Dans quel sens ?

La légitimité du gouvernement est aujourd’hui très affaiblie. La cote de popularité d’Emmanuel Macron n’est qu’à 27-28 %, cela reste très fragile. Si on répond à la demande de moins d’impôts par une proposition de travailler jusqu’à 63 ans, l’incompréhension risque d’être totale. Ce serait le scénario négatif : des réponses minimales aux revendications exprimées par le Grand Débat, doublées d’une demande d’efforts supplémentaires adressée aux Français par le gouvernement. 

Les résultats de la consultation peuvent-ils avoir des conséquences sur la question des institutions ?

Il est certain que la force symbolique de ces deux millions de contributions, dont une grande partie concerne les institutions, peut avoir une incidence que n’aurait pas un sondage de l’IFOP ! Mais est-ce que diminuer d’un tiers le nombre de députés et de sénateurs est de nature à éteindre la colère sur les ronds-points ? La réponse est évidemment non. Emmanuel Macron a déjà fait des réformes sur la transparence et le train de vie des élus. Mais cela ne suffira pas. Et il y a un problème de calendrier avec les Européennes et la réforme des retraites. Y ajouter une réforme des institutions serait potentiellement dangereux, d’autant que le crédit politique de l’exécutif s’est amoindri. 

On a cru voir revivre avec la crise des Gilets jaunes un mouvement dégagiste très fort. Qu’en est-il selon vous ?

Ce qu’on constate en effet, c’est que la vague dégagiste sur laquelle Macron a surfé est encore là. Ce qui est frappant dans le mouvement des Gilets jaunes, c’est que la seule référence historique, c’est la Révolution française : on n’y trouve de référence ni à Mai 68 ni à 1936. Les guillotines en carton sur les ronds-points sont destinées à ceux qui sont perçus comme une nouvelle noblesse : les élus et les hauts fonctionnaires. Il y a une demande de nuit du 4 Août face à des élites jugées inefficaces, sur lesquelles se porte l’injonction de performance qui traverse par ailleurs toute la société française. La colère est intacte, et même la France qui va bien – le cœur de ceux qui ont participé au Grand Débat – est très remontée. 

Quelles sont les thématiques absentes et qui pourtant préoccupent les Français ?

La première, c’est celle de la justice fiscale et de l’ISF. Il y a aussi la thématique de l’identité et de l’immigration, qui sont comme les rochers qui affleurent en bord de mer. On ne les voit pas mais ils sont là. Enfin, la question du commun taraude la société française. Le risque est de devenir une société s’apparentant à un syndic de copropriété, qui n’explose pas uniquement parce qu’il y a des intérêts en jeu pour tous, mais où les citoyens n’ont plus de liens entre eux. Qu’est-ce qui nous tient encore ensemble ? Macron semble en partie conscient de cette question lorsqu’il s’accroche à la question du service universel, lorsqu’il surjoue la victoire des Bleus à la Coupe du monde ou lorsqu’il préside l’hommage à Johnny Hallyday ou au lieutenant-colonel Beltrame. Mais cela sera-t-il suffisant, surtout quand certains disent que sa politique aggrave la fragmentation du corps social ?

Le risque du Grand Débat n’est-il pas de renforcer le face-à-face entre le chef de l’État et les citoyens, au détriment des contre-pouvoirs ?

Le but des corps intermédiaires, c’est de raffiner les souhaits des citoyens, de les hiérarchiser. Les partis, les syndicats servent à cela, à segmenter les demandes et à les catégoriser. Le problème du Grand Débat, c’est que l’exécutif est face à 66 millions de personnes et autant de revendications brutes. Il y a certes de grandes constantes qui ressortent de la consultation, mais comment exprimer et surtout organiser ces demandes avec des visions cohérentes sans structures intermédiaires ? Cela illustre la dimension fragmentée de notre société archipel. C’était la force de la démocratie représentative bipolaire : organiser des compétitions démocratiques au cours desquelles des arguments s’opposaient puis se coalisaient pour organiser des visions communes ; on aboutissait ainsi à un résultat formant un socle de négociations à partir duquel on parvenait à une construction de la décision. Aujourd’hui, l’opinion est brute et fragmentée, elle risque donc de devenir « indigérable » par le gouvernement. Moyennant quoi, le risque est de voir triompher les contradictions de la société sans aucune hiérarchisation des enjeux. 

 

Propos recueillis par VINCENT MARTIGNY et JULIEN BISSON

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