La fondation de la Nupes a-t-elle des précédents historiques ?

Les historiens se méfient des comparaisons puisque chaque situation historique a ses particularités et que rien ne se réplique jamais. On peut tout de même considérer qu’il y a des analogies partielles. Tout le talent de Jean-Luc Mélenchon a consisté à construire un accord en contournant les différends idéologiques pour pouvoir mieux fédérer derrière puis autour de LFI. Cette manière de faire me rappelle les prémices du Programme commun. Deux stratégies s’affrontaient alors : celle de la SFIO de Guy Mollet, qui considérait que le préalable à tout rapprochement était de mener un débat idéologique avec les communistes. François Mitterrand, au contraire, estimait qu’il fallait s’entendre électoralement et sur un programme gouvernemental et qu’on verrait ensuite. Au fond, Mélenchon fait un peu la même chose que Mitterrand, son grand modèle.

D’autres rapprochements historiques sont-ils possibles ?

On pourrait évoquer le Bloc des gauches (1902-1905). C’est la seule fois où a été instituée une coordination parlementaire entre plusieurs groupes différents – c’est un clin d’œil au fonctionnement prévu par la Nupes. D’autant que ce Bloc, qui a promulgué les grandes lois laïques, a émergé avec une forme de soutien bienveillant des socialistes révolutionnaires.

A-t-il déjà existé une alliance de gauche dominée par sa frange la plus radicale ?

Très franchement, je crois que c’est inédit. Même au temps de sa puissance, le Parti communiste avait accepté qu’un non-communiste, en l’occurrence François Mitterrand, soit le candidat de la gauche aux présidentielles de 1965 et de 1974. Cette domination de la France insoumise constitue un des nombreux mystères des prochaines législatives. La Nupes réussira-t-elle à rassembler l’électorat de gauche modérée de la même manière que, pendant des années, les électeurs les plus à gauche ont accepté de voter pour des candidats plus modérés ?

Assiste-t-on à un retour de la gauche ?

Oui, parce qu’elle a su s’unir. Mais surtout, on assiste à un réinvestissement de l’héritage de la gauche. Même si les Insoumis sont très dominants, et dans le programme et dans le partage des circonscriptions, ils ont accepté de réintégrer le champ sémantique de la gauche dont ils s’étaient démarqués depuis des années. Tout comme les écologistes qui ont longtemps assuré que leur seul problème, c’était de sauver la planète et de s’opposer à l’hypercroissance. Alors, c’est vrai, le mot « gauche » est absent de l’intitulé de la Nupes, mais c’est tout à fait secondaire ; et c’était déjà le cas avec le Front populaire. 

Quelle est votre définition de la gauche, par-delà ses différences ?

Pour moi, la gauche, c’est l’ensemble des forces qui militent pour que la République ne se satisfasse pas d’être ce qu’elle est institutionnellement. Ces forces réclament une République sociale, indivisible, démocratique et laïque, ce sont des termes qui apparaissent très fortement dès la fin du XIXe siècle.

C’est-à-dire ?

À partir du moment où la droite s’est convertie à la République, droite et gauche peuvent se distinguer, comme le proposait l’historien Maurice Agulhon, par les deux grandes statues parisiennes de la République. Les républicains modérés sont les tenants de la première, place de la République, érigée en 1883 pendant que les partisans de la république sociale, « la Sociale », se rassemblent autour de la statue de Dalou (1899), place de la Nation. La gauche se bat alors pour une république qui aille de l’avant, poussée par le monde du travail, une république démocratique qui ne soit pas accaparée par les élites. Bien entendu, chaque adjectif se discute. Par exemple, l’indivisibilité de la République implique une notion d’universalité, même s’il s’agit d’une indivisibilité nuancée parce que la République admet un certain nombre d’exceptions qu’elle intègre dans la règle commune.

La gauche a-t-elle l’exclusivité de ces combats ?

Non, et d’ailleurs ils forment une part de notre bien commun puisqu’ils apparaissent dans le préambule de la Constitution de 1946 que le général de Gaulle a repris en 1958. On peut ajouter à ces quatre adjectifs celui d’écologique, qui a pris une valeur constitutionnelle sous l’action de Jacques Chirac puis de ses successeurs. Je ne considère pas que la droite ne puisse pas agir pour la laïcité ou la démocratie sociale mais, ce que je crois, c’est que la gauche se caractérise par le fait qu’elle accorde une priorité à ce que la République soit augmentée et améliorée dans ces cinq dimensions.

Qualifieriez-vous la France insoumise de mouvement d’extrême gauche ?

Je peux employer ce terme sans difficulté, il est de ma génération mais il passe mal aujourd’hui. Je rappelle qu’à la fin du XIXe siècle, le groupe parlementaire dirigé par Georges Clemenceau et Louis Blanc se qualifiait lui-même d’« extrême gauche ». En tout cas, la grande force des Insoumis, c’est d’avoir su fédérer de vieilles aspirations radicales et révolutionnaires qui ont toujours été très présentes en France. LFI cultive cette tradition et en joue avec habileté comme lorsque le porte-parole de LFI, Adrien Quatennens, utilise le terme vague de « rupture », à l’instar de ce qu’avait fait François Mitterrand au congrès d’Épinay, en 1971.

© Zoé Thouron

Mélenchon a-t-il réussi à élargir sa base ?

Effectivement. Je connais aussi bien des personnes qui votent pour lui en songeant à l’ancien mitterrandiste qui fut ministre de Lionel Jospin que des plus jeunes qui voient en lui un compagnon des luttes latino-américaines.

La naissance de la Nupes est-elle de nature à mettre à l’arrière-plan les conflits internes à la gauche ?

Ces contradictions ont toujours existé et peut-être même ressurgiront-elles rapidement. L’histoire de la gauche, c’est l’histoire d’une pluralité, une succession de divergences et de rapprochements. Les partis de gauche ont ressenti cette fois la nécessité de s’unir, en partie pour des raisons électorales et matérielles, mais aussi pour des raisons politiques. Plus que la victoire électorale, l’ambition est sans doute de devenir l’opposition de référence. Si c’était le cas, ce serait un changement considérable après ces années où l’extrême droite incarnait la première force d’opposition.

 « Les débats me paraissent dans l’ordre des choses. Il serait vain de chercher dans un passé mythifié une unité qui n’a jamais vraiment existé »

Comment la gauche peut-elle se rassembler sur le sujet de la laïcité ?

Les débats d’aujourd’hui me paraissent dans l’ordre des choses. Le monde laïque, tout comme la gauche, a toujours été divisé ; il serait vain de chercher dans un passé mythifié une unité qui n’a jamais vraiment existé. La loi de séparation des Églises et de l’État a été très longuement discutée, puis amendée de nombreuses fois. La question étant de construire une société laïque qui puisse être acceptée par ceux qui ne sont pas laïcs. Le défi est reposé aujourd’hui avec la question du burkini dans les piscines à Grenoble. Ce qui me paraît essentiel, c’est de mener une discussion argumentée plutôt que de déverser des anathèmes sous forme de tweets. Jaurès, Briand ou Vaillant, pour ne parler que des socialistes, exprimaient leurs divergences dans des discours qui duraient des heures. Je sais que c’est complètement dépassé, mais si l’on obligeait les gens à développer leur pensée, on trouverait sans doute plus facilement des points d’accord.

Distinguez-vous d’autres points de difficulté dans la nouvelle alliance de gauche ?

Encore une fois, un historien n’a pas de compétence particulière pour commenter le présent, encore moins l’avenir. Disons simplement que cette alliance a une assez grande zone de fragilité. Il est difficile de pronostiquer la solidité de la gauche sans connaître les problèmes auxquels la France va être confrontée ni quels en seront ses leaders dans l’avenir. Est-ce que Jean-Luc Mélenchon va se concentrer sur les questions de doctrine ? Se représentera-t-il en 2027 ? En tout cas, s’il y a un sujet sur lequel les gauches ont souvent divergé, ce sont les questions internationales et donc le rapport à l’Europe, questions d’une actualité brûlante avec la guerre en Ukraine.

Ces divisions sont-elles anciennes ?

Il y en avait déjà avant la révolution bolchevique. Les radicaux acceptaient l’alliance franco-russe alors que les socialistes privilégiaient des alliances plus libérales avec l’Angleterre ou même l’Allemagne. Après la guerre, la gauche a été divisée sur la question de l’alliance atlantique, la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) présidée par Mitterrand déposa même une motion de censure après que de Gaulle eut décidé de quitter le commandement militaire intégré de l’Otan. Et concernant l’adhésion de l’Angleterre au Marché commun en 1972, Pompidou avait habilement tenté de diviser communistes et socialistes en organisant un référendum.

Selon vous, des personnalités comme Élisabeth Borne peuvent-elles toujours être considérées comme « de gauche » ?

C’est une question délicate. Il est vrai que plusieurs personnalités venant de la gauche, dont la nouvelle Première ministre et son directeur de cabinet Aurélien Rousseau, ont accepté de travailler avec Emmanuel Macron. Dans l’histoire, nombre de dirigeants de gauche, comme Aristide Briand ou Alexandre Millerand, ont évolué vers le centre droit. L’inverse est plus rare, à l’exception de François Mitterrand, dont j’ai découvert en lisant ses lettres à Anne Pingeot qu’en 1967, il avait affiché un poster de Che Guevara dans sa chambre à Latche. Pour savoir si les ministres actuels sont toujours de gauche, il faut pouvoir discuter du contenu de leur politique. Va-t-elle dans le sens de la république sociale, écologiste, démocratique et laïque ? On peut en douter, mais j’entends l’argumentation selon laquelle la situation économique peut rendre nécessaire de revenir sur un certain nombre d’acquis sociaux afin de préserver l’essentiel dans une période difficile même si c’est un raisonnement qu’une grande partie des électeurs de gauche, et moi-même, ne partageons pas. Professionnellement, j’essaie de rester impartial. Marc Bloch disait que l’historien ne doit pas se transformer en juge qui condamne mais s’en tenir à la fonction d’un juge d’instruction, qui instruit à charge et à décharge. Sur ce plan, je pense que ce sont les historiens de la génération suivante qui auront à répondre à cette question. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

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